Bolsonaro a ordonné une célébration du coup d’État militaire de 1964
- Opinión
Brésil : 55 ans après le coup d’État des militaires du 31 mars 1964 et le renversement du président Joao Goulart, le nouveau président d’extrême-droite, Jair Bolsonaro a ordonné une célébration du coup d’État militaire de 1964. Il est important de revenir sur le soutien actif du gouvernement des États-Unis, de la Banque mondiale et du FMI aux militaires qui ne fait pas l’ombre d’un doute. Le 2 avril 2014, une organisation non gouvernementale aux États-Unis, le National Security Archive (NSA !) a rendu public une série impressionnante de documents officiels déclassifiés faisant la preuve de la complicité de Washington avec les militaires brésiliens qui ont renversé 50 ans plus tôt le régime démocratique de Joao Goulart. On trouve cette abondante documentation ici.
Dans la thèse de doctorat que j’ai défendue en 2004 aux universités de Paris VIII et de Liège [1], j’abordais le soutien apporté par Washington, la Banque mondiale et le FMI aux militaires brésiliens. Je reproduis en ce 50e anniversaire un extrait de cette thèse.
Le régime démocratique du président Joao Goulart est renversé par les militaires le 2 avril 1964. Les prêts de la Banque et du FMI qui ont été suspendus pendant trois années reprennent très peu de temps après [2].
Résumé succinct des événements : en 1958, le président brésilien Kubitschek doit entrer en négociation avec le FMI afin de recevoir un prêt de 300 millions de dollars de la part des États-Unis. Finalement, Kubitschek refuse les conditions imposées par le FMI et se passe du prêt des États-Unis. Cela lui vaut une grande popularité.
Son successeur, Goulart, annonce qu’il va mettre en pratique une réforme agraire radicale et qu’il va procéder à la nationalisation des raffineries de pétrole : il est renversé par les militaires. Le lendemain du coup, les États-Unis reconnaissent le nouveau régime militaire. Quelque temps après, la Banque et le FMI reprennent la politique de prêts suspendue. De leur côté, les militaires abolissent les mesures économiques critiquées par les États-Unis et le FMI. A noter que les institutions financières internationales considèrent que le régime militaire prend de saines mesures économiques (sound economic measures) [3]. Pourtant le PIB baisse de 7% en 1965 et des milliers d’entreprises tombent en faillite. Le régime organise une forte répression, interdit les grèves, provoque une forte chute des salaires réels, supprime les élections au suffrage direct, décrète la dissolution des syndicats et recourt régulièrement à la torture.
Brésil : déboursements de la Banque mondiale
Source : Banque mondiale, CD-Rom GDF, 2001
Graphique réalisé par Sébastien Dibling et Eric Toussaint
Depuis son premier voyage effectué en mai 1968, Robert McNamara se rendait régulièrement au Brésil où il ne manquait pas de rencontrer le gouvernement des militaires. Les rapports publics de la Banque font systématiquement les louanges de la politique de la dictature en ce qui concerne la réduction des inégalités [4]. En interne, cependant, les discussions peuvent tourner à l’aigre. Lorsque le sous-directeur du département Projet, Bernard Chadenet, déclare que l’image de la Banque va se dégrader suite au soutien qu’elle apporte au gouvernement répressif du Brésil, McNamara reconnaît qu’il y a une répression très forte (« a tremendous amount of repression »). Mais il ajoute que “ce n’était pas nécessairement très différent de ce qui avait lieu lors des gouvernements antérieurs et ça ne semblait pas bien pire que dans d’autres pays membres de la Banque. Est-ce que le Brésil était pire que la Thaïlande ? » [5]. Quelques jours plus tard, McNamara poursuit : “Il ne semblait pas y avoir la possibilité d’une alternative viable au gouvernement des généraux” [6]. La Banque mondiale se rend bien compte que les inégalités ne diminuent pas et que ses prêts dans l’agriculture renforcent les grands propriétaires. Elle décide néanmoins de poursuivre les prêts car ce qu’elle veut absolument, c’est mettre le gouvernement sous influence. Or, à ce niveau, elle rencontre un échec patent : les militaires font preuve d’une méfiance profonde face à la volonté de la Banque d’augmenter sa présence. Finalement, à la fin des années 1970, ils profitent d’une profusion de prêts des banquiers privés internationaux octroyés à un taux d’intérêt inférieur à ceux de la Banque et prennent eux-mêmes une certaine distance par rapport à la Banque mondiale qui leur est moins utile.
La politique de prêt de la Banque mondiale est influencée par des considérations politiques et géostratégiques
L’art. IV section 10 stipule : “ La Banque et ses responsables n’interféreront pas dans les affaires politiques d’un quelconque membre et il leur est interdit de se laisser influencer dans leurs décisions par le caractère politique du membre ou des membres concernés. Seules des considérations économiques peuvent influer sur leurs décisions et ces considérations seront soupesées sans parti pris, en vue d’atteindre les objectifs (fixés par la Banque) stipulés dans l’art. I ”.
Malgré cela, l’interdiction de prendre en compte les considérations “politiques” et “non économiques” dans les opérations de la Banque, l’une des plus importantes conditions de sa charte, est contournée systématiquement. Et ce, dès le début de son existence. La Banque refuse de prêter à la France après la Libération tant que les communistes sont au gouvernement (quelques jours après leur départ du gouvernement en mai 1947, le prêt demandé et bloqué jusque là est accordé).
La Banque agit de manière répétée en contradiction avec l’article IV de ses statuts. En effet, la Banque opère régulièrement des choix en fonction de considérations politiques. La qualité des politiques économiques menées n’est pas l’élément déterminant dans son choix. La Banque prête régulièrement de l’argent aux autorités d’un pays en dépit de la mauvaise qualité de leur politique économique et d’un haut niveau de corruption : l’Indonésie et le Zaïre en sont deux cas emblématiques. Plus précisément, les choix de la Banque relatifs à des pays qui représentent un enjeu politique majeur aux yeux de ses principaux actionnaires sont régulièrement liés aux intérêts et à l’orientation de ceux-ci, à commencer par les États-Unis.
Les choix de la Banque et de son jumeau, le FMI, de 1947 jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique [7], sont largement déterminés par les critères suivants :
éviter le maintien de modèles autocentrés ;
soutenir financièrement de grands projets (Banque mondiale) ou des politiques (FMI) qui permettent d’augmenter les exportations des principaux pays industrialisés ;
refuser d’aider des régimes considérés comme des menaces par le gouvernement des Etats-Unis et d’autres actionnaires importants ;
tenter de modifier la politique de certains gouvernements des pays dits socialistes afin d’affaiblir la cohésion du bloc soviétique. C’est dans ce cadre qu’un soutien a été apporté à la Yougoslavie qui s’est retirée du bloc dominé par Moscou à partir de 1948 ou à la Roumanie à partir des années 1970 au moment où Ceausescu exprimait des velléités d’éloignement à l’égard du Comecon et du Pacte de Varsovie ;
soutenir des alliés stratégiques du bloc capitaliste occidental, des États-Unis en particulier (exemples : l’Indonésie de 1965 à aujourd’hui, le Zaïre de Mobutu de 1965 à 1997, les Philippines sous Marcos, le Brésil de la dictature à partir de 1964, le Nicaragua du dictateur Somoza, l’Afrique du Sud de l’Apartheid) ;
tenter d’éviter ou de limiter, autant que faire se peut, un rapprochement des gouvernements des PED avec le bloc soviétique ou la Chine : essayer par exemple d’éloigner l’Inde et l’Indonésie du temps de Soekarno de l’URSS ;
tenter, à partir de 1980, d’intégrer la Chine dans le jeu d’alliances des États-Unis.
Pour mener cette politique, la Banque mondiale et le FMI appliquent une tactique généralisée : ils sont plus souples à l’égard d’un gouvernement de droite (moins exigeants en termes d’austérité antipopulaire) s’il est confronté à une forte opposition de gauche qu’à l’égard d’un gouvernement de gauche confronté à une forte opposition de droite. Concrètement, cela signifie que ces institutions vont mener la vie dure à un gouvernement de gauche confronté à une opposition de droite de manière à l’affaiblir et à favoriser l’accession de la droite au pouvoir. Selon la même logique, elles seront moins exigeantes à l’égard d’un gouvernement de droite confronté à une opposition de gauche afin d’éviter de l’affaiblir et d’empêcher la gauche d’accéder au pouvoir. L’orthodoxie monétariste est à géométrie variable : les variations dépendent bien de facteurs politiques et géostratégiques.
Le FMI et la Banque mondiale n’hésitent pas à appuyer des dictatures quand ils (et d’autres grandes puissances capitalistes) le trouvent opportun. Les auteurs du Rapport mondial sur le développement humain réalisé par le PNUD (édition 1994) l’écrivent noir sur blanc : “ De fait, l’aide versée par les États-Unis pendant les années 1980 est inversement proportionnelle au respect des droits de l’homme. Les donateurs multilatéraux ne semblent pas non plus encombrés de telles considérations. Ils semblent en effet préférer les régimes autoritaires, considérant sans ciller que ces régimes favorisent la stabilité politique et sont mieux à même de gérer l’économie. Lorsque le Bangladesh et les Philippines ont mis fin à la loi martiale, leur part respective dans l’ensemble des prêts de la Banque mondiale a diminué ” [8].
Notes
[1] Eric Toussaint, Enjeux politiques de l’action de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international envers le tiers-monde, Thèse de doctorat en sciences politiques présentée en 2004 à aux universités de Liège et de Paris VIII, http://cadtm.org/Enjeux-politiques-de-l-action-de
Cette partie de la thèse a été intégrée au livre : Éric Toussaint, Banque mondiale : le coup d’Etat permanent. L’agenda caché du Consensus de Washington, Syllepse-CADTM, 2006, chapitre 6. Le livre est épuisé mais est téléchargeable gratuitement sur le site du CADTM : http://cadtm.org/Banque-mondiale-le-coup-d-Etat
[2] On trouve une analyse des faits résumés ci-après dans : Payer, Cheryl. 1974. The Debt Trap : The International Monetary Fund and the Third World, Monthly Review Press, New York and London, p. 143-165.
[3] En 1965, le Brésil signe un Stand-by Agreement avec le FMI, reçoit de nouveaux crédits et voit sa dette extérieure restructurée par les États-Unis, plusieurs pays créanciers d’Europe et le Japon. Après le coup militaire, les prêts passent de zéro à une moyenne de 73 millions de dollars US par an pour le reste des années 1960 et atteignent un niveau de presque un demi milliard de dollars US par an au milieu des années 1970.
[4] Détails dans Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 274-282
[5] World Bank, “Notes on Brazil Country Program Review, December 2, 1971” in Détails dans Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 276.
[6] Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 276.
[7] Ce qui coïncide avec la période de la guerre froide.
[8] PNUD, 1994, p.81.
- Eric Toussaint est docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation,Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011.
26 mars 2019
http://www.cadtm.org/Bresil-50-ans-apres-le
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