Ce 19 juillet, les « internationalistes » étaient au Nicaragua
- Opinión
C’est dans un pays en crise que s’est déroulée la célébration du 40e anniversaire de la chute du dictateur Anastasio Somoza, renversé par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) le 19 juillet 1979. Ramené au pouvoir en novembre 2006 par les Nicaraguayens, après une douloureuse punition néolibérale de seize années, le Front et le président « historique » Daniel Ortega, réélu en 2011 et 2016, ont affronté pendant trois mois, en 2018, une très violente vague de manifestations, qui ont laissé sur le terrain de l’ordre de 200 morts, tant dans l’opposition que chez les sandinistes, et des centaines de blessés [1]. Si le calme est revenu, la crise n’est en rien terminée (nous reviendrons dans un prochain article sur les derniers développements de la situation).
Non étrangers aux événements, les Etats-Unis ont fait du Nicaragua un membre, avec le Venezuela et Cuba, de la « troïka de la tyrannie » (ou du « triangle de la terreur » suivant l’humeur du moment). La droite internationale et ses médias relaient, qui traitent Ortega de « dictateur ». Rien de très étonnant jusque-là. D’une manière plus troublante, des pans entiers de la « gauche » (ou ce qui en reste ; ou ce qui lui ressemble) suivent le mouvement. En Europe, et donc en France, groupuscules d’extrême gauche à l’internationalisme « relooké », organisations non gouvernementales (ONG) à haute teneur en subventions publiques, multinationales de défense des droits humains à géométrie variable s’acharnent sur le Nicaragua sandiniste et réclament la tête d’Ortega. On voit même d’anciens membres des brigades de solidarité, présents sur le terrain dans les années 1980, passer de la « pupusa » [2] à la pupUSA (tout en vilipendant Donald Trump pour se dédouaner). Disons pour résumer que le débat fait rage entre « frères » devenus ennemis.
Pour autant, Daniel Ortega et le FSLN n’étaient pas seuls le 19 juillet dernier à Managua. Une marée humaine les a accompagnés sur la place Jean-Paul II, où se déroulait la célébration. A cette démonstration aussi massive qu’incontestable, rendant quelque peu caduque l’idée qu’un « régime répressif » avait été confronté l’an dernier à une révolte « populaire », s’est ajoutée la présence remarquée de plusieurs centaines de membres d’organisations, mouvements sociaux et autres personnalités « internationalistes » venus à leurs frais témoigner de leur solidarité au Nicaragua sandiniste. Souvenirs des années 80 dans les cœurs, les têtes et les yeux, ils arrivaient du Panamá et de Colombie, du Guatemala, du Salvador, du Mexique, de l’Argentine et du Pérou, du Japon et même d’Europe [3]. La plus remarquée des délégations fut sans conteste la Brigade Salvador Allende, au sein de laquelle figuraient trente ex-combattants chiliens ayant affronté la mort aux côtés du FSLN, et au nom de laquelle s’exprima Pablo Sepúlveda Allende, petit-fils du « compañero-présidente » : « Comme l’a dit l’ami de la Brigade, alias “Patán”, nous sommes prêts à venir défendre le Nicaragua, le Venezuela ou Cuba, quelque processus révolutionnaire agressé que ce soit, à n’importe quel moment ; nous, les contingents internationalistes, nous sommes prêts, tous, à venir défendre le Nicaragua. C’est pour moi un honneur d’être là. »
Très loin du progressisme académique, dans ce tourbillon de chants révolutionnaires, de consignes, de slogans, de souvenirs et de rires, d’espoir et de passion, on pouvait également croiser Patricia Rodas, l’ex-ministre des Affaires étrangères du président hondurien Manuel Zelaya, renversé en juin 2009 par un coup d’Etat. Rodas représentait le parti d’opposition de gauche Liberté et refondation (Libre), toujours dirigé par Zelaya. Moins médiatisé que le Nicaragua, le Honduras traverse une crise infernale, plongé depuis dix ans dans le chaos. Depuis juin, des manifestants par milliers réclament la destitution du président de droite Juan Orlando Hernández, au pouvoir depuis 2014 grâce à une fraude électorale et au viol de la Constitution [4]. Interrogée par nos soins sur le parallèle possible entre la situation des deux pays, Patricia Rodas a bien voulu répondre à nos questions.
Question – Que signifie votre présence à Managua pour cette célébration ?
Patricia Rodas – Je suis ici au nom du parti Liberté et refondation (Libre) mais, surtout, et avant tout, pour représenter le peuple hondurien. Parce que ces quarante années de lutte, d’héroïsme et de défense sont aussi les siennes. La déroute de la tyrannie impérialiste représentée par Somoza a aussi été, à l’époque, une victoire du peuple hondurien. Nous ne pouvons pas oublier que des militants honduriens ont combattu Somoza au Nicaragua et que des compañeros nicaraguayens ont combattu à nos côtés dans toutes les phases de notre Histoire.
Cela nous amène à unir nos bras et nos volontés pour que les droites ne se consolident pas dans notre région, pour que ne s’installent pas des programmes politiques et économiques faits sur mesure pour les transnationales et les secteurs financiers, pour que ne pénètrent pas davantage le crime organisé, le narcotrafic, pour que nos peuples puissent continuer à lutter pour leur émancipation définitive et pour que cesse l’agression contre les référents des intérêts populaires dans nos pays.
Ainsi, pour ce quarantième anniversaire au cours duquel nous célébrons toute une ère d’héroïsme mais aussi d’agressions, nous sommes venus dire : « Ya basta ! » (ça suffit).
Q – De quelle manière, au cours de l’Histoire récente, les liens entre Honduras et Nicaragua se sont-ils renforcés ?
Patricia Rodas – Nous avons subi une quantité impressionnante d’agressions en provenance du régime impérial, qui s’impose à travers ses plateformes militaires, économiques et politiques. Lors du processus de transformation sociale initié par Manuel Zelaya, la réaction n’a pas été différente de celles que nous avions déjà tous connues par le passé : un coup d’Etat.
Quand le peuple est descendu dans la rue pour défendre la démocratie ainsi que la volonté souveraine et populaire, le soutien le plus patent est venu évidemment des pays de la région, et plus particulièrement de ceux de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) [5], regroupés pour construire une nouvelle forme d’intégration ayant comme arrière-fond la coopération, la solidarité et la complémentarité entre nos peuples. Mais l’appui le plus important a été l’asile qu’ont offert le peuple « nica » et le gouvernement de Daniel Ortega au président Zelaya, à son cabinet et à plus de deux mille compatriotes honduriens qui fuyaient la répression.
Q – Quelles conséquences a eu ce coup d’Etat au Honduras ?
Patricia Rodas – Une dictature s’est installée, une dictature dont la politique favorise les secteurs financiers nationaux et transnationaux, répond aux intérêts du « Southern Command » [Commandement Sud de l’Armée des Etats-Unis], lequel dispose d’une base militaire à Palmerola et dans d’autres régions moins connues du pays, comme la Moskitia [6] , le golfe de Fonseca [7], etc., et, évidemment les « poderes fácticos » [8]> de l’oligarchie hondurienne. Ceux-là même qui se sont opposés au processus de transformation initié par le président Zelaya en faveur des secteurs populaires de notre pays.
C’est évidemment ça que nous appelons une dictature. Un régime odieux et despote, qui tue, qui assassine, qui réprime le peuple parce qu’il défend des droits inaliénables, celui de se nourrir, d’avoir une habitation digne, un accès à la santé et, surtout, de vivre en sécurité, sans narcotrafic ni crime organisé, sans « maras » [9]< assassinant dans les « barrios », sans extermination sociale à travers une police entraînée par le gouvernement des Etats-Unis. La moitié des pauvres du Honduras est assassinée par d’autres pauvres qui se sont engagés dans la police ! Voilà ce que nous appelons une dictature, une tyrannie…
Pourtant, et alors que les Honduriens sont dans la rue pour contester le président Juan Orlando Hernández, vous êtes ici ce 19 juillet, aux côtés du FSLN, alors même que Daniel Ortega est traité de dictateur par son opposition – qui elle aussi a violemment manifesté l’année dernière –, la droite internationale et même certains milieux de gauche et d’extrême gauche européens…
Effectivement, il y a des secteurs qui croient ou qui pensent que les manifestations honduriennes ressemblent à celles qui ont eu lieu au Nicaragua. La question de fond est la suivante : qu’est-ce qui s’est installé au Nicaragua ? Et comment ? Réponse au deuxième terme de l’équation : pas à travers les armes, pas à travers un coup d’Etat, pas à travers le crime organisé, pas financé par le narcotrafic, pas imposé par des forces armées étrangères, comme celles du « Southern Command », pas sous pression de l’impérialisme ! Simplement, à travers les urnes, le peuple nicaraguayen a voté pour un gouvernement et pour un président.
Si quelqu’un ou quelques-uns estiment que le régime doit tomber, qu’ils s’organisent politiquement, aillent de maison en maison pour obtenir l’appui populaire, mais qu’ils ne le fassent pas à travers le Département d’Etat, le Pentagone et leurs nouvelles modalités d’agression.
Maintenant, ceux-ci utilisent des « plateformes sociales » construites par l’Empire dans les années 1990, dans notre région. Les ONG [organisations non gouvernementales] par exemple. N’oublions pas qui les finance ! L’argent excédentaire des régimes financiers étatsunien et européen dirigés vers nos pays, supposément pour la coopération et le développement, avec des sommes supérieures aux budgets de nos Républiques, et qui, finalement, ne produisent aucun résultat. Des ONG, des hiérarchies ecclésiastiques – je ne parle pas là du phénomène de la foi religieuse de nos peuples, mais des hiérarchies ecclésiastiques –, ces « élites », toujours au service des intérêts des puissants. Et les puissants de nos pays sont les partenaires des transnationales…
Nous, nous sommes clairs. Au Nicaragua, il y a eu une agression utilisant des plateformes sociales alternatives construites par l’Empire. Ce sont les mêmes que celles qui existent au Honduras, avec les mêmes objectifs : dépolitiser la politique, diaboliser la politique, ôter au peuple le désir de lutter pour conquérir le pouvoir. Ils ne l’ont obtenu ni au Honduras ni au Nicaragua. Nos peuples demeurent debout et il y en a assez du double standard. Surtout venant de personnages qui se disent progressistes ou révolutionnaires. S’ils n’ont aucune affinité avec ceux qui luttent, qu’ils reconnaissent au moins l’ennemi commun. S’ils s’imaginent que c’est Washington qui va venir lutter en faveur du peuple, je crois qu’ils sont complètement dans la lune !
Alors, qu’ils se mettent au clair. S’ils semblent ne plus avoir suffisamment de neurones pour faire un minimum d’analyse, peut-être est-ce simplement que l’avant-garde de nos processus révolutionnaires n’est pas constituée par une « élite de la connaissance et de l’académie », mais par les va-nu-pieds de notre terre. Jamais on ne peut se prétendre révolutionnaire si l’on n’est pas capable de se reconnaître dans le regard des déshérités.
- Maurice Lemoine est Journaliste
[1] Sur cette crise, lire : http://www.medelu.org/Quand-on-veut-noyer-l-ALBA-on-l-accuse-d-avoir-la-rage
[2] Tortilla de maïs fourrée de viande, de fromage ou de haricots rouges, présente dans toute l’Amérique centrale.
[3] Le Comité européen de solidarité avec la révolution populaire sandiniste comptait dans ses rangs des comités et associations de Belgique, Royaume-Uni, Allemagne, Espagne (dont des délégations de Catalogne et du Pays basque), France, Italie, Danemark, Suède, Finlande et Portugal.
[4] Lire « Au Honduras, tout est mal qui finit mal » – http://www.medelu.org/Au-Honduras-tout-est-mal-qui-finit
[5] A l’époque Cuba, Bolivie, Equateur, Nicaragua, Venezuela, la Dominique, Saint-Vincent-et-les Grenadines, Antigua et Barbuda (les putschistes honduriens ayant immédiatement retiré leur pays de l’organisation).
[6] Immense région de forêt tropicale très peu peuplée (essentiellement d’indigènes Miskitos), répartie sur le Nicaragua et le Honduras, le long de la côte atlantique.
[7] Golfe situé sur l’océan Pacifique et bordé par le Salvador au nord-ouest, le Honduras à l’est, le Nicaragua au sud.
[8] Pouvoirs de fait opérant en marge du pouvoir politique : acteurs économiques, multinationales, médias, ONG, « think tanks », Eglise(s), etc.
[9] Bandes de délinquants ultra-violents, particulièrement actives au Salvador et au Honduras, absentes du Nicaragua.
24 juillet 2019
http://www.medelu.org/Ce-19-juillet-les-internationalistes-etaient-au-Nicaragua
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