Consensus de Washington et luttes sociales en Amérique latine et en Haïti
- Análisis
Le président de la république n’a pas cessé de critiquer le système en indexant quelques membres de l’oligarchie ayant bénéficié de contrats pour fournir certains services dont l’électricité, la construction des infrastructures routières, entre autres. De leur côté, des membres de l’opposition, des militants des organisations populaires, des représentants des organisations de défense des droits humains, même des parlementaires évoquent la nécessité de changer de système. Selon ces derniers, il faut en finir avec un système politique qui consacre les intérêts des oligarques par-dessus ceux de la nation en réduisant la majorité de la population à une misère affreuse. Pour commencer, disent-ils, il faut le départ de Jovenel Moïse, l’instauration d’un gouvernement provisoire, l’arrestation et le jugement de toutes les personnes accusées d’avoir détourné des fonds de Petro-Caribe, l’organisation des élections générales en 2022. La plupart des opposants forment un groupe dénommé Alternative Consensuelle pour la Refondation d’Haïti . Les propositions de ce groupe ci-dessus mentionnées peuvent-elles constituer un début de rupture systémique ? Il y a un dénominateur commun entre le discours du président de la République et celui de ses opposants : ils reconnaissent tous qu’il faut changer de système. Mais, à mon avis, personne ne peut réellement changer de système, faute de pouvoir ou vouloir l’identifier, le cibler. Je me propose dans cet article, en référence à celui que j’ai écrit en juin dernier [1], de parler de système-monde dans le sens d’Emmanuel Wallerstein affirmant qu’il n’existe qu’un seul monde qui est « connecté par un réseau complexe de relations d’échanges économiques (une économie monde [2]) fondé sur l’accumulation du capital par des agents en concurrence (d’abord les États-Unis puis d’autres acteurs progressivement) [3] ».
En effet, le système-monde est à la base de tous les mouvements de protestation qui ont lieu ces derniers mois en Amérique Latine et dans la Caraïbe particulièrement en Haïti où il se manifeste et s’actualise sous la forme du consensus de Washington, défini comme un « accord tacite du Fonds monétaire international (Fmi) et de la Banque Mondiale, avec le soutien du trésor américain, pour n’accorder des aides financières aux pays en développement en difficulté (endettement, hyperinflation, déficits budgétaires, etc.) qu’à la condition que ceux-ci adoptent des politiques des thèses de John Williamson [4] ». Pierre Bourdieu, en référence à ce système parle plutôt d’un modèle américain constitué de plusieurs postulats : premièrement, « l’économie serait un domaine séparé gouverné par des lois naturelles et universelles que les gouvernements ne doivent pas contrarier. Deuxièmement, « le marché serait le moyen optimal d’organiser la production et les échanges de manière efficace et équitable dans les sociétés démocratiques ». Troisièmement, « la globalization exigerait la réduction des dépenses étatiques dans le domaine des droits sociaux en matière d’emploi et de sécurité sociale tenus pour à la fois coûteux et dysfonctionnels [5] ». Bourdieu fait la synthèse d’un système que les États-Unis arrivent à imposer au nom de la démocratie aux peuples latino-américains et caribéens tout en mettant en place des structures pour éviter l’accès au pouvoir des progressistes.
En effet, en 1989 [6], John Williamson écrivit un article dans lequel il formule dix recommandations à l’intention des pays latino-américains. Ces dix recommandations se divisent en deux grandes catégories :
1) des mesures de stabilisation ;
2) des mesures structurelles [7].
Les premières préconisent l’austérité budgétaire, la réduction des subventions en vue d’agir sur les dépenses publiques, une politique monétaire orthodoxe favorisant l’action sur les taux d’intérêt, un taux de change compétitif.
Les secondes sont fondées sur la libéralisation des échanges commerciaux, la compétitivité visant à faire disparaitre les barrières freinant l’entrée des investissements directs étrangers ; la privatisation des entreprises publiques car les entreprises privées sont mieux gérées, plus rentables que les entreprises publiques, la dérèglementation c’est-à-dire l’abolition ou à défaut la réduction des barrières à l’entrée et à la sortie des marchés ; la réforme fiscale poursuivant un double objectif : d’une part l’accroissement du nombre de contribuables en élargissant l’assiette fiscale par l’intermédiaire d’une généralisation de la TVA ; d’autre part, la réduction des taux d’impositions marginaux. Parmi les mesures structurelles, il y a lieu de citer aussi les droits de propriété dont le but consiste à promouvoir la création de richesses et de permettre au secteur informel ces droits à des coûts acceptables.
Le consensus de Washington est la matrice du microcosme œuvrant dans l’ombre pour recruter et faire voter des professionnels de la politique adhérant à une doctrine économique dont l’application contribue à faire amplifier les inégalités sociales, la pauvreté et la violence. En Amérique Latine, selon Dominic Garant « le Fmi offrit un plan d’austérité, le Consensus de Washington, qui incluait des mesures de diminution des dépenses publiques, de privatisation des entreprises d’État, de dérégulation du marché et de réduction de la masse monétaire (…) cela signifia la vente d’entreprises nationales au profit des firmes transnationales, dont la majorité étaient originaires des centres. Celles-ci se trouvèrent à contrôler des secteurs-clés comme la distribution de l’eau, le transport et les banques [8] »
Bon élève du Fmi, l’Argentine appliqua à la lettre les injonctions des experts de Washington en privatisant 90% de ses banques et 40% de son industrie qui se trouvaient aux mains du capital international. Cela contribua à faire quadrupler la dette extérieure du pays de 1983 à 2000. La santé et l’éducation étaient en lambeaux, le salaire moyen valait la moitié de ce qu’il était en 1974. Autant sur le plan économique que politique, la situation était devenue dramatique [9] Pourtant de 1991 à 1997, la croissance économique en Argentine avait atteint les 8% au point qu’on s’apprêtait à évoquer le miracle argentin. Cette croissance a volé en fumée au début des années 2000. Selon Chidiac « Les réformes appliquées par le gouvernement Menem furent parmi les plus radicales du continent : privatisation des entreprises publiques, hausse des taux d’intérêt, libéralisation de l’économie et surtout instauration d’une nouvelle monnaie liée au dollar, le peso ». Ces réformes ont provoqué une crise financière et économique qui a poussé la population dans les rues jusqu’à l’instauration d’un nouveau système avec Nestor Kirchner.
En Bolivie, il y a lieu de citer la bataille de l’eau suite à la décision du gouvernement (en 1999) de se conformer aux exigences de la Banque Mondiale en privatisant « el Servicio Municipal de Agua Potable y Alcantarillado (Semapa) ». L’entreprise privée ayant acquis le Semapa est un consortium appartenant aux plus importantes entreprises mondiales du business de l’eau : « 50 % des actions appartiennent à International Water Limited, propriété de Bechtel des États Unis et d’Edison d’Italie, 25 % des actions appartiennent à Abengoa de l’Espagne et le reste appartient aux Boliviens. Mais qui sont ces Boliviens ? Ce sont des entrepreneurs très liés au parti du gouvernement. De cette manière, les entreprises transnationales espèrent s’assurer une protection du gouvernement [10] »
Cette situation provoqua un mouvement de résistance à Cochabamba qui rassembla des corporations professionnelles, des associations de quartiers, des syndicats de différentes entreprises et usines ainsi que des paysans. Toutes ces organisations ont donné lieu à une plateforme dénommée : « Coordinadora en defensa del agua y de la vida ». L’objectif a été d’éviter que l’eau ne devienne une marchandise et de garantir le respect des coutumes et des modes d’usages traditionnels de l’eau dans les campagnes [11]. Les boliviens, à travers cette plateforme d’organisation, ont eu gain de cause : « la Coordinadora a démontré une formidable capacité à penser un autre modèle d’entreprise, étant véritablement au service des populations. Une entreprise autogérée avec un grand contrôle social dont le sort dépendra, plus que jamais, de la participation effective et durable des usagers de l’eau ». C’est un exemple à suivre, à mon avis, notamment dans un pays comme Haïti où l’eau s’est transformée en une marchandise. Malheureusement, au moment où je finalise la rédaction de cet article, je viens d’apprendre que le gouvernement progressiste du socialiste Evo Morales a été renversé par un coup d’État orchestré par les Etats-Unis, si on en croit un article d’Alvaro Verzi Rangel intitulé « après le triomphe de Evo Morales, les États-Unis financent et provoquent une déstabilisation et un coup d’État en Bolivie [12] ». Le président élu fut contraint de partir en exil à Mexico. Le microcosme cria victoire.
En Équateur, après une aventure socialiste avec le président Rafael Correa, le peuple a élu Lénine Moreno, un renégat socialiste qui replongea le pays dans le gouffre des Institutions financières internationales (Ifi), dont le Fmi qui a mis le feu aux poudres [13]. Le président Moreno, afin d’obtenir un prêt de 4.2 milliards de dollars du FMI, prit un décret qui « comprend la suppression des subventions aux carburants d’un montant total de 1.3 milliards de dollars en vigueur dans le pays depuis 40 ans. Cette mesure impopulaire a fait automatiquement multiplier par deux les prix à la pompe (123% d’augmentation du prix de l’essence) et entrainé également l’augmentation du prix des aliments par leur transport depuis leur zone de production [14] ». Plus de 40 000 représentants des peuples originaires étaient mobilisés dans la capitale. Le président équatorien s’est vu dans l’obligation de déplacer les affaires gouvernementales dans la ville côtière de Guayaquil. En termes de bilan, huit personnes sont mortes, 1340 ont été blessées et 1192 arrestations effectuées jusqu’au 3 octobre. Mais le mouvement indigène équatorien a eu gain de cause. Par le passé, ce mouvement avait réussi à faire tomber 3 présidents en Équateur, dont Abdala Bucaram (1997), Jamil Mahuad (2000) et Lucio Gutierrez (2005). Moreno, sachant très bien de quoi cette puissante organisation indigène est capable, a fait marche arrière en acceptant de retirer le décret du Fmi.
En Argentine aussi, après une expérience socialiste, les argentins ont voté le libéral Mauricio Macri qui a précipité le pays dans « les affres dont le Fonds Monétaire International détient la recette. Tandis que 11 millions de personnes sont considérées comme pauvres par l’institut national de statistique dans un contexte d’inflation galopante frôlant les 60%, Macri mit en place un plan d’austérité contre sa population afin d’obtenir le plus gros prêt de l’histoire d’argentine : 57.1 milliards de dollars sur trois ans ». En Argentine, écrit Duval à la fin du gouvernement de Macri, « Les soupes populaires se multiplient, le Parlement argentin a voté à l’unanimité « l’urgence alimentaire » le 18 septembre et le gouvernement de Mauricio Macri se voit forcé d’augmenter son budget destiné aux aides alimentaires pour les cantines scolaires… Un mois plus tôt, plusieurs milliers de manifestants avaient campé dans le centre de Buenos Aires pour exiger l’instauration d’un état d’urgence alimentaire. Pendant ce temps, les capitaux fuient massivement le pays à raison de plus de 20 milliards de dollars depuis le début de l’année [15] ».
Les véritables déterminants du système sont ce que Jean Ziegler appelle Les nouveaux maitres du monde. On y trouve, entre autres, les Think Tank des institutions financières internationales qui dictent les politiques à appliquer dans le monde notamment dans les pays dits en voie de développement. Un autre monde est possible seulement en rompant avec ce système. Hugo Chavez l’avait bien compris. Il décida, au pouvoir, de rembourser la dette nationale de son pays envers le Fonds Monétaire international et la Banque Mondiale et de créer, du même coup, une Banque du Sud comme « alternative aux outils de domination capitaliste des Centres [16] ». La Bolivie, l’Équateur, l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay ont décidé de se joindre à cette banque marquant ainsi un processus de rupture avec le capitalisme néolibéral conçu pour l’Amérique Latine sous le modèle du consensus de Washington. Le Venezuela a voulu aider Haïti à travers un fonds dénommé PetroCaribe. Cet argent a été dérobé au peuple haïtien par des élites corrompues de connivence avec des firmes étrangères. Un des motifs du soulèvement des Haïtiens aujourd’hui est la réclamation des 4,2 milliards de dollars de ces fonds volés. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Effet microcosmique et continuité systémique : un regard historique
Le peuple haïtien, particulièrement les élites progressistes, les classes populaires, une certaine frange nationaliste de l’oligarchie n’a jamais eu le contrôle du pouvoir depuis la chute de la dictature des Duvalier. Les centres de pouvoir internationaux que sont les ambassades des grandes puissances, l’Organisation des Nations-Unies à travers ses représentations en Haïti, des institutions de Bretton Woods (Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement, Fonds monétaire international) associés à l’oligarchie, au clergé catholique, au mouvement évangélique, à des prétendus dirigeants de gauche, des gens de l’extrême droite comme ceux du Phtk ont défendu le système par tous les moyens : coup d’état, massacre, assassinats programmés, trucage des urnes, tout cela dans le simple but de favoriser davantage le pillage des ressources nationales, l’accumulation de capital. Ils réussissent ainsi à donner naissance à ce que Jean Ziegler appelle « les quatre cavaliers de l’apocalypse du sous-développement que sont la faim, la soif, les épidémies et la guerre ». Mais les populations victimes ne se sont pas données pour vaincues. Elles sont victimes mais pas vaincues en dépit des manigances d’un microcosme bien structuré, à chaque fois.
Dans les mouvements sociaux de protestation contre des régimes politiques au pouvoir, ce microcosme est constitué, la plupart du temps, de leaders politiques, de représentants d’organisation de la société civile, de membres de l’oligarchie, des ambassadeurs de pays autoproclamés « amis d’Haïti », entre autres, à décider de l’orientation et de la suite à donner au soulèvement populaire ou au mouvement social en question.
Par exemple, le mouvement social contre la dictature des Duvalier s’est intensifié, en automne 1985, avec l’assassinat de trois élèves aux Gonaïves. Le slogan principal a été « à bas Jean-Claude Duvalier, à bas la dictature ». Pour couper court à l’effervescence populaire, les États-Unis décidèrent du départ de Jean-Claude Duvalier en mettant à sa disposition un avion à destination de la France. Avant son départ, Duvalier eut le temps de constituer un gouvernement provisoire pour assurer la transition, tenant à l’écart des centaines de milliers de personnes mobilisées. Le haut clergé de l’église catholique, les églises évangéliques, l’oligarchie ne s’opposèrent pas à cette forme de transition décidée à partir du sommet. Malgré des épisodes de « déchouquage », qui suivirent le départ de la dictature, le système n’en fut pas ébranlé. Moins de deux ans après, ses défenseurs sortirent de leurs gonds pour défendre le statu quo, au cours des élections du 29 novembre 1987 avortées dans le sang. La principale crainte était un changement de système. Le microcosme constitué des secteurs macoutes et militaires puissants, à l’époque, d’une partie de l’oligarchie, des représentants de l’empire regroupés au sein de ce qu’on appelle la « communauté internationale », était hostile à un soi-disant gauche démocratique ayant à sa tête Gérard Gourgue qui n’offrait aucune perspective certaine ou rassurante en termes de protection des intérêts dominants.
Le 16 décembre 1990, sont organisées des élections démocratiques, ayant porté Jean-Bertrand Aristide au pouvoir. Celui-ci avec un discours antiimpérialiste, adepte de la théologie de la libération représentait, ne serait-ce que sur le plan théorique, une menace pour le système. Il critiquait ouvertement les macoutes, les militaires putschistes, l’oligarchie, la domination étatsunienne, les inégalités sociales. C’était un candidat antisystème. Son pouvoir ne dura que sept mois. Un coup d’état sanglant orchestré par des militaires, supporté par le haut clergé de l’église catholique et des politiciens de droite, des tontons macoutes ayant été évincés des compétitions électorales, une partie de l’oligarchie mit fin à une aventure gauchisante qui n’a eu le temps de donner aucun résultat. Les militaires ont pris le pouvoir, avec à leur tête le général Raoul Cédras qui manœuvra pour faire nommer un président de doublure et un premier ministre de facto avec la complicité de garants du système.
Après un recyclage néolibéral, pour reprendre les termes de James Petras [17], Aristide est ramené au pouvoir à la faveur d’une intervention militaire américaine de 20 000 hommes. Cette fois-ci, il changea de discours tout en manœuvrant pour rester au pouvoir. Sous la pression de ceux qui l’ont ramené, il dut renoncer à ses ambitions en organisant des élections qui ont porté son dauphin, René Préval, au pouvoir. Aristide ne pouvait opérer aucun changement dans le système, prisonnier de ses ambitions politiques. Une fois élu, un des premiers gestes de son dauphin a été de se rendre aux États-Unis et de commencer par appliquer les politiques néolibérales de dégraissage de l’administration publique, de privatisation des entreprises publiques et de réduction des droits de douane sur les importations de produits agricoles dont le riz, ce qui a contribué à la ruine des producteurs de riz dans l’Artibonite. Le système capitaliste néolibéral n’a fait que se renforcer. Les inégalités sociales se sont amplifiées avec la délinquance comme corolaire.
Des élections peu démocratiques, organisées en 2001, ont vu le retour de Jean-Bertrand Aristide au pouvoir. Celui-ci a eu le courage de réclamer la restitution, par la France, de la dette de l’indépendance, payée au XIXe siècle sous le gouvernement de Jean-Pierre Boyer. Sur le plan externe, la France, avec son président Jacques Chirac, voyait d’un mauvais œil les exigences d’Aristide. Sur le plan interne, un mouvement populaire s’organisait contre le régime Lavalas, accusé de velléités dictatoriales. Les actions collectives, réalisées contre le régime, ne pourraient jamais le renverser, si des groupes armés, conduits par un ancien putschiste, Louis Jodel Chamblain, et un ancien militaire, Guy Philippe, ne déclaraient pas la guerre au régime par l’occupation des commissariats de police, tout en marchant sur la capitale haïtienne. D’aucuns pensent que cette insurrection armée était soutenue par les États-Unis, principal garant du système. Le 29 Février 2004, Jean-Bertrand Aristide est enlevé par un commando et placé dans un avion à destination de Bangui, un état d’Afrique. Aristide a été renversé de manière très inélégante, non pas parce qu’il dénonçait la domination capitaliste ou le Fonds monétaire international, comme il s’accoutumait à le faire, avant sa première accession à la magistrature suprême, mais parce qu’il constituait le mauvais exemple de chef d’État d’une ancienne colonie française, qui osa réclamer la restitution de la dette de l’indépendance et, en partie, parce qu’il était très contesté dans son pays. Les garants du système-monde, particulièrement la France, en ont profité pour orchestrer un coup contre lui, la France ne pouvant supporter de restituer la dette de la reconnaissance de son indépendance à une de ses anciennes colonies.
Après le renversement d’Aristide, le microcosme s’est arrangé pour imposer au peuple haïtien un président de doublure, issu de la cour de Cassation, Monsieur Boniface Alexandre et un premier ministre « made in USA », Monsieur Gérard Latortue doté, a-t-on dit, de plus de pouvoir que le président intérimaire. Les Nations unies, dominées particulièrement par les États-Unis, envoyèrent une mission dénommée Mission des nations-unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah). Il s’agit d’une reconnaissance implicite de l’instabilité politique, générée par l’application des politiques de privatisation et l’appauvrissement de la majorité de la population. Les élections de 2006, organisées sous l’égide des Nations unies, ont imposé René Préval comme nouveau président de la république, dès le premier tour, tandis qu’il fallait un deuxième tour entre Leslie Manigat et René Préval.
La Minustah a compliqué davantage la situation, au lieu d’aboutir à une quelconque stabilité. Des émeutes de la faim éclatèrent en 2008. Des manifestations, exigeant le départ de Préval, sont organisées, les unes plus imposantes que les autres. Préval et son premier ministre, Jacques Édouard Alexis, se refusèrent à satisfaire les revendications des classes populaires d’intervenir pour subventionner les prix des produits de consommation de base afin d’alléger la souffrance sociale. Ils se souciaient davantage du respect des principes de l’Organisation mondiale du commerce (Omc) que de la situation de misère de la majorité de la population. Des membres de l’oligarchie, ayant obtenu des franchises douanières pour 15 ans, depuis le coup de 2004, profitent du système, en accumulant davantage de capital, tout en payant des salaires crève-faim aux ouvriers. Les services de la dette ont été révisés à la hausse. Haïti importait plus de 60% des produits de consommation de base de l’étranger, devenant ainsi le pays de la plus grande expression du néolibéralisme, pour reprendre les mots de Joao Peschanski [18].
La fin du mandat de Préval a été marquée par une des catastrophes les plus meurtrières de l’histoire d’Haïti : le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Des centaines de milliers de personnes ont perdu la vie, sans compter la destruction des infrastructures. C’est au cours de cette année que devaient être organisées les élections présidentielles, législatives et municipales dans le pays. Une fois de plus, le microcosme s’est mis à l’œuvre pour imposer au peuple haïtien, particulièrement aux classes populaires, un président et une législature acquis à la cause du système. Entre-temps, diverses structures ont été mises en place à cet effet, c’est le cas du centre de tabulation, dont l’une des tâches consiste à sélectionner, par l’élimination de certains votes, les candidats répondant au profil du système. C’est ainsi que le candidat Michel Joseph Martelly a été sélectionné. Si on se réfère au long métrage de Raoul Peck (Assistance mortelle), le président sortant n’avait pas le choix que d’accepter l’imposition d’un président par les garants du système. D’aucuns estiment que la proclamation, par le Centre de tabulation, de Michel Martelly, comme président de la république, fut une catastrophe, au même titre que le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Martelly arriva dans l’arène politique, pour paraphraser le sénateur Joseph Lambert, comme un éléphant dans un magasin de faïence. Avec son parti dénommé « Pati Haïtien tèt kale (Phtk) » le pays, dans tous les domaines, a été réduit à sa plus simple expression, devenant la risée du monde. L’actuel président de la république, Jovenel Moïse du Phtk, était on ne peut plus fier de poser avec le président Donald Trump qui a osé traiter notre pays de « trou de merde » (SHITHOLE). Ça n’a jamais dérangé le Phtk : la violation de la souveraineté nationale, l’humiliation des Haïtiens en terre étrangère, la dégradation de l’image d’Haïti sur la scène internationale. On dirait des dirigeants de ces partis qu’ils sont en mission en Haïti, provenant d’une autre planète ou d’un autre pays ennemi. Aujourd’hui, ils font face à un soulèvement populaire inattendu où les expressions de changement de système, de tabula rasa sont de plus en plus répétées dans la sphère publique. Comment lutter pour changer ce système ?
Lutter pour changer de système
Depuis plus d’un an, les Haïtiens sont mobilisés contre ce que j’appelle un système à trois têtes : la corruption, la domination et la souffrance sociale. D’aucuns pensent qu’il s’agit, une fois de plus, d’une mobilisation pour le départ d’un président de la république, comme ce fut le cas pour Jean-Claude Duvalier, en 1986, et Jean-Bertrand Aristide, en 2004. C’est d’ailleurs l’opinion de l’actuel président de la République lui-même qui ne cesse, dans ses interventions médiatisées, de cracher sur le mouvement ayant amené au renversement de la dictature en 1986. C’est une vision simpliste, réductionniste du soulèvement populaire actuel ; une façon déguisée de discréditer ce soulèvement par l’évocation de la légitimité du mandat présidentiel de cinq ans garantis par la constitution de la République sans tenir compte des prescriptions démocratiques selon lesquelles si un chef d’état ne parvient pas à garantir le vivre-ensemble, il faut le destituer.
En 2017, le gouvernement de la république fit voter un budget qualifié de « budget criminel » à cause de la révision à la hausse de toutes les taxes que l’État imposait aux citoyens. Par exemple, le prix d’un passeport était passé à 900% [19]. Grèves dans le secteur des transports, manifestations populaires ont été entre autres quelques formes d’actions collectives organisées par la population notamment les chauffeurs du transport public pour porter le gouvernement à faire certaines concessions [20]. Mais la population ne décolérait pas, guettant une nouvelle opportunité pour passer à l’offensive.
Les 6, 7 et 8 juillet 2018, des émeutes éclatèrent en Haïti après que le gouvernement eut révisé à la hausse les prix de l’essence à la pompe sous l’instigation du Fonds monétaire international. Ces émeutes se sont soldées par une victoire, car le gouvernement a fait marche arrière. Cela aboutira, par la suite, à la démission du gouvernement dirigé par le Premier Ministre Jack Guy Lafontant. Ce fut une victoire historique, la seule que la population haïtienne ait remportée contre le Fmi, de 1986 à date.
Septembre 2019, une fois de plus, dans tous les départements géographiques du pays notamment dans les villes la population se soulève pour réclamer la démission et l’arrestation du président de la république accusé d’implication dans le détournement de fonds publics. D’aucuns parlent de soulèvement populaire partout dans le pays contre la corruption, la misère et l’oppression sociale. Des citoyens et citoyennes de toutes les catégories, entre autres, des jeunes, des artistes, des professions libérales, des religieux gagnent les rues, montent aux barricades pour réclamer non seulement la démission et l’arrestation du président, mais aussi la dissolution du parlement, un changement de système. Même un membre influent de l’oligarchie, converti en leader politique, parle d’une troisième voie, prônant, lui aussi, un changement de système. Tout le monde se rend à l’évidence qu’il faut changer de système, mais personne ne cible les vrais déterminants de ce système, qu’est le néolibéralisme, autorisé en Amérique Latine et en Haïti, sur le Consensus de Washington, qui est une forme d’idéologie, fondée sur :
le démantèlement du secteur public. Il n’est un secret pour personne, en Haïti, que le secteur public, sauf pour réprimer les manifestations populaires, fournir un cadre de vie opulent aux grands commis de l’État, est quasi inexistant en termes d’offre de services à la population. Toutes les entreprises, qui jadis appartenaient à l’État, ont été soit privatisées soit abandonnées ;
« La protection renforcée de la propriété privée » ;
la dérégulation maximale de l’économie du pays, ce qui contribue à garantir le libre jeu de la concurrence entre les différentes forces économiques du pays. En renonçant à protéger la production nationale, notamment la production agricole, les producteurs locaux ont été ruinés. Le pays a perdu ainsi sa souveraineté alimentaire ;
la baisse des tarifs douaniers ;
la suppression des exemptions fiscales pour les plus pauvres afin d’accroitre le volume de l’impôt. C’est ce que le gouvernement de la république a fait, en 2017, avec le budget accusé de budget criminel ;
la libéralisation des marchés financiers.
Le consensus de Washington, tel qu’appliqué en Amérique Latine et en Haïti, depuis plusieurs décennies, est le principal déterminant de la crise et de tous les bouleversements sociaux, qui ont lieu dans la région, particulièrement en Haïti. Dans ce sens, le changement de système implique la sortie du consensus de Washington.
Pour sortir du consensus de Washington
Je voudrais terminer cet article en disant OUI nous pouvons renverser ce système. Mais la condition sine qua non de ce renversement passe par la construction des fronts et l’idéologisation progressiste de la population. Cette idéologisation comme processus implique en même temps un processus de « désidéologisation » des citoyens et des citoyennes notamment des masses populaires. L’idéologie néolibérale prône au niveau des masses des solutions individualistes aux problèmes collectifs. Les individus finissent par développer des conduites de repli sur soi, de paranoïa mystico-religieuse par rapport à leurs voisins exposés aux mêmes défis de la vie quotidienne. Il s’est développé une conception anthropologique néolibérale, associée à la violence symbolique, dans laquelle sont impliqués les individus. Dans cette société, priorisant l’acquisition et l’accumulation du capital par tous les moyens, le médecin ne voit plus dans le malade un être humain qui souffre, mais un patient qui doit passer à la caisse avant de se faire examiner. Le pasteur, directeur de conscience de ses fidèles, voit, en eux, moins des frères et sœurs que des individus qui paient la dime et les offrandes. Le patron ne voit plus dans les ouvriers des êtres humains, ayant des droits comme lui, mais une force brute de travail, lui permettant de faire de l’accumulation du capital. Les individus, notamment les religieux, ne croient plus au bien-être matériel, pendant leur vie sur terre, sinon une vie éternelle dans l’aisance après la mort. Il faut en finir avec cette conception anthropologique aliénante et se mettre à la tâche pour construire un autre projet de société. Cela est possible à travers des fronts de résistance à l’idéologie du marché et à l’oppression qu’elle génère.
À propos de la construction des fronts, Ziegler affirme ceci : « les luttes s’inventent sur le terrain. Elles ne se décrètent pas. Mais les forces sont dispersées. Il faut donc construire des fronts [21] ». Il s’agit de fronts nationaux rassemblant les organisations ouvrières et syndicales, les mouvements paysans, les mouvements de femmes, les mouvements des minorités sexuelles particulièrement le mouvement LGBTI, le mouvement des personnes handicapées, les organisations étudiantes tant en province qu’à la capitale. On parle dans la sphère de l’opinion publique haïtienne et dans le champ politique de conférence nationale. Peut-il y avoir de conférence nationale sans la participation de toutes ces entités ? Le processus ayant conduit à la mise en place du consensus de Washington a été un processus politique. Il serait erroné, en conséquence, de penser la sortie du néolibéralisme fondé sur le consensus de Washington sans un processus d’agrégation et de représentation politiques. Il faut un travail d’organisation et de conscientisation préalables pour aboutir à la formation d’un grand parti politique fédérant tous les fronts de résistance. Malheureusement, ce n’est pas ce à quoi nous assistons maintenant. Le microcosme est encore à l’œuvre dans les propositions d’alternative au régime de Phtk.
- Ilionor Louis est Ph. D Sociologue, Professeur. Faculté d’Ethnologie (Université d’État d’Haïti)
[1] Louis Ilionor (2019). Haïti : changer de système » in https://www.alterpresse.org/spip.php?article24457#.XcwfGL_CodU
Site consulté le 13 novembre 2019.
[2] Le concept est de Fernand Braudel selon lequel « la notion d’économie-monde éclaire utilement la genèse de l’économie mondialisée dans laquelle nous vivons. Celle-ci ne serait en effet, que le déploiement d’une économie –monde particulière, celle de l’Europe, devenue mondiale au cours des cinq derniers siècles ». voir Adda Jacques (1996). Braudel, Wallerstein et le système d’économie-monde in alternatives économiques, https://www.alternatives-economiques.fr/braudel-wallerstein-systeme-deconomie-monde/00016988
Site consulté le 13 novembre 2019
[3] En effet Emmanuel Wallwerstein parle dans ses écrits de « The modern world system » publié en trois volumes respectivement en 1974, 1980 et 1989. Voir le dico du commerce international, Système Monde in https://www.glossaire-international.com/pages/tous-les-termes/systeme-monde.html
Site consulté le 13 novembre 2019
[4] La Toupie, Consensus de Washington in http://www.toupie.org/Dictionnaire/Consensus_washington.htm
Site consulté le 8 novembre 2019
[5] Bourdieu, Pierre (2001). Contre-feux 2, Pour un mouvement social européen, Raisons d’agir édition, Paris 110 p.
[6] Rappelons que le libéralisme a pris naissance au cours des années 1980 aux États-Unis et en Angleterre notamment avec l’arrivée au pouvoir de Margareth Tatcher au Royaume Uni et de Ronald Reagan aux Etats-Unis
[7] Berre Erik et François Combarnous (2004). « L’impact du consensus de Washington sur les pays en développement » in Centre d’économie du développement IFRED-GRES-Université de Sherbrooke, document de travail.
[8] Garant, Dominic (2010). La fin du néolibéralisme en Amérique latine in http://www.redtac.org/unialter/2010/03/24/la-fin-du-neoliberalisme-en-amerique-latine/ site consulté le 8 novembre 2019
[9] Chidiac Mouna (2004). Les origines de la crise économique de l’Argentine en 2001 in http://www.irenees.net/bdf_fiche-analyse-94_fr.html
Site consulté le 8 novembre 2019
[10] De la Fuente Manuel (sd). La guerre de l’eau à Cochabamba, Bolivie. Un mouvement social face à la privatisation des ressources in http://meteopolitique.com/Fiches/eau/guerre/2001_2009/bolivie/05.pdf
Site consulté le 8 novembre 2019
[11] De la Fuente, ibdem.
[12] Verzi Rangel Alvaro (2019). « Après le triomphe de Evo Morales, les États-Unis financent et provoquent une déstabilisation et un coup d’État en Bolivie » in https://www.mondialisation.ca/apres-le-triomphe-de-evo-morales-les-etats-unis-financent-et-provoquent-une-destabilisation-et-un-coup-detat-en-bolivie/5638129
Site consulté le 13 novembre 2019
[13] Duval Jerôme (2019). « Le Fmi met le feu aux poudres ». Duval considère les dernières protestations sociales qui ont lieu respectivement en Argentine avec le libéral Mauricio Macri et en Équateur avec Lénine Moreno. Voir l’article de Jérôme Duval sur le site suivant https://www.alainet.org/fr/articulo/202832
Site consulté le 8 novembre 2019
[14] Duval (2019). ibidem
[15] Duval (2019). ibidem
[16] Dominic Garant (2010) Op. Cit. P. 2
[17] Petras James (2013 ) Democracia y capitalismo : transicion democratica o neoautoritarismo in https://fr.scribd.com/document/139610999/33077305-James-Petras-Compilacion-de-Escritos
Site consulté le 11 novembre 2019
[18] Peschanski Joao (2005). Haïti, la plus grande expression du néolibéralisme in https://www.alterpresse.org/spip.php?article2397#.XciFR7_Cq8U site consulté le 11 novembre 2019
[19] Pour avoir un passeport, les prix sont passés à 1000 gourdes pour le nouveau numéro d’immatriculation fiscale, 10 000 gourdes pour l’impôt forfaitaire et 6000 gourdes le timbre de passeport. Le prix total du passeport est donc passé à 17 000 gourdes. Voir le calcul effectué par le député Beguens Théus sur http://www.touthaiti.com/economie/5307-budget-criminel-900-de-plus-a-payer-pour-un-passeport-voir-detail-avec-le-depute-beguens-theus
Site consulté le 11 novembre 2019
[20] Selon Montès Joseph, les syndiqués de transport en commun ne sont plus assujettis aux 10 000 gourdes forfaitaires comme impôt sur le revenu. Le gouvernement a aussi fait retrait sur l’augmentation des prix des différentes contraventions. « Le montant pour les contraventions dans le budget 2015-2016 reste inchangé jusqu’à nouvel ordre (…) Les chauffeurs syndiqués à travers le pays n’auront plus à payer 1 000 gourdes, mais 250 gourdes pour obtenir un matricule fiscale digitalisé » voir Robenson Geffrard (2017). « après de nouvelles corrections du budget, les syndicats divisés sur les deux journées de grève » in https://www.lenouvelliste.com/article/177142/apres-de-nouvelles-corrections-du-budget-les-syndicats-divises-sur-les-deux-journees-de-greve
Site consulté le 11 novembre 2019
[21] Ziegler Jean (2002). Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Éditions Fayard, Paris, 364 p.
14 novembre 2019
https://www.alterpresse.org/spip.php?article24958#.Xc3iM9V7mRQ