Les Roms, le génocide oublié de la Seconde Guerre mondiale
- Opinión
Par rapport à l’Holocauste, le meurtre en masse d’un demi-million de Roms et de Sinti en Europe est inconnu et non reconnu. Cette absence et la persécution dont ils continuent à faire l’objet posent des questions auxquelles nous avons encore du mal à répondre
Il s’agit du « génocide oublié » de la Seconde Guerre mondiale : environ 500 000 Roms d’Europe ont été assassinés par les nazis et leurs collaborateurs pendant la Seconde Guerre mondiale, suite à la mise en place de politiques visant à les persécuter. Pourquoi le génocide des Roms a-t-il été largement oublié ? Pourquoi la reconnaissance, même partielle, de leur mort a-t-elle pris autant de temps ?
Quels obstacles nous empêchent encore aujourd’hui de reconnaître pleinement l’importance de ce génocide ?
L’exposition actuelle de la Wiener Holocaust Library de Londres, Forgotten Victims: The Nazi Genocide of the Sinti and Roma, est consacrée à l’examen de la destruction de la vie des Roms par les nazis, à l’examen des politiques qui ont précédé le massacre et à la mise en lumière des aspects de cette histoire qui sont restés cachés et largement méconnus pendant des décennies.
Les Roms et les Sinti étaient victimes de préjugés et de discriminations en Allemagne avant 1933, mais l’arrivée au pouvoir des nazis a vu une intensification de leurs persécutions.
Au milieu des années 1930, les Roms se sont vu interdire d’exercer certaines professions et beaucoup ont été contraints de vivre dans des camps d’internement. A la fin des années 1930, l’idéologie raciale nazie a été étendue pour englober la notion selon laquelle les Roms étaient de « sang étranger » et représentaient une menace pour la force raciale de la « race maîtresse aryenne ». Dans le cadre du développement de ces idées, les Roms ont été soumis à un programme massif d’enquêtes pseudo-scientifiques. Ils ont également été ciblés pour une stérilisation forcée.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Roms des territoires occupés par l’Allemagne nazie ont connu des déportations vers des camps et des ghettos, du travail forcé et des meurtres par la famine, les mauvais traitements, les fusillades de masse et les gazages dans des camps tels que Chemno et Auschwitz. Des régimes collaborationnistes, comme les Oustachis en Croatie, ont perpétré des meurtres de masse contre leurs populations juives et roms.
Dans un récit donné à la bibliothèque de Vienne, le Dr Max Benjamin, un survivant juif d’Auschwitz, décrit le témoignage de la « liquidation » du « camp de Tziganes » les 2 et 3 août 1944: cette nuit-là, « d’un seul coup, tous les Tsiganes qui représentaient la population de ce camp ont été chassés dans les chambres à gaz ».
Malgré les souffrances et l’injustice épouvantables subies par la population rom d’Europe pendant la période nazie, le génocide des Roms a souvent été négligé ou minimisé. L’une des principales raisons de cette situation est la multiplicité des préjugés, de la discrimination et de la marginalisation auxquels les survivants roms et sinti ont continué à être confrontés après la libération. L’hostilité et les stéréotypes négatifs à l’égard des Roms ont persisté. Dans de nombreux pays, l’exclusion continue des Roms de la représentation politique et du pouvoir économique a entravé leur capacité à faire campagne pour leur reconnaissance.
Cette marginalisation se révèle en l’absence de poursuites des auteurs de crimes contre les Roms dans les premiers procès pour crimes de guerre. Dans l’Allemagne de l’Ouest de l’après-guerre, il régnait un climat de déni de l’ampleur des horreurs commises à l’encontre des victimes roms, qui souvent ne recevaient pas les compensations accordées aux autres victimes des persécutions raciales nazies. De nombreux monuments commémoratifs construits dans les décennies qui ont suivi la guerre ne reconnaissaient pas les victimes roms.
Ce n’est qu’en 1982 que l’Allemagne a officiellement reconnu les crimes nazis contre les Roms comme un génocide : les premières excuses de la France pour leur collaboration aux crimes nazis contre les Roms et les Sinti ont été présentées en 2016.
En Union soviétique (URSS) et en Europe de l’Est, les expériences des Roms pendant le génocide ont également été largement ignorées. Les Roms qui souhaitaient rester nomades ont été contraints de s’installer dans des foyers. Dans la période post-communiste, la discrimination à l’égard des Roms a augmenté, tandis que les conditions de vie et l’accès aux services ont fortement diminué.
Notre exposition tente d’aborder l’amnésie collective autour du génocide des Roms. La Bibliothèque de Vienne sur l’Holocauste possède d’importantes collections sur ce sujet, notamment les premiers témoignages de survivants roms [https://blog.ehri-project.eu/author/cschmidt/] recueillis dans le cadre d’un projet mené par la Dr Eva Reichmann de la bibliothèque à partir des années 1950. La Bibliothèque prévoit de publier certains de ces témoignages plus tard en 2020.
Nous possédons également du matériel recueilli lors du premier projet de recherche qui a systématiquement tenté de documenter le génocide, projet conduit par Donald Kenrick et Grattan Puxon à la fin des années 1960. Un certain nombre d’éléments de cette collection, y compris des résumés de témoignages de survivants, sont présentés dans l’exposition.
Un autre élément frappant de l’exposition est une photographie d’après-guerre de Margarete Kraus. Le tatouage du numéro de camp sur son avant-bras gauche est à peine visible: Margarete Kraus était une survivante rom tchèque d’Auschwitz, où elle a été victime d’expériences médicales forcées. Le portrait de Kraus a été réalisé par le journaliste est-allemand Reimar Gilsenbach dans les années 1960. Gilsenbach a mené des recherches sur la persécution des Roms pendant la période nazie.
Une pièce très différente est un document intitulé «Posted Prohibitions Concerning Poles, Jews and Gypsies » (Interdictions affichées concernant les Polonais, les Juifs et les Tziganes), soumis plus tard au procès pour crimes de guerre de Nuremberg comme preuve des crimes nazis. Daté du 10 mars 1944, il s’agit d’une circulaire envoyée par Heinrich Himmler à un groupe de hauts fonctionnaires de l’Etat les informant que « l’évacuation et l’isolement achevés » des Juifs et des Tsiganes signifiaient que de nouvelles directives n’étaient plus nécessaires.
« Evacuation » et « isolement » signifiaient dans ce contexte que la grande majorité des Juifs, Sinti et Roms de la Grande Allemagne avaient déjà été déportés dans des ghettos et des camps ainsi qu’assassinés. La terminologie utilisée ici illustre la « réalité de plomb » du langage bureaucratique SS, que l’historien Mark Roseman a décrit de façon mémorable comme une « parodie diabolique de la précision administrative » [Mark Roseman est l’auteur, entre autres, de l’ouvrage intitulé The Wannsee Conference and the Final Solution: A Reconsideration, 2003].
Une autre histoire racontée dans l’exposition est celle de Hans Braun, un Sinti allemand né à Hanovre en 1923. Braun a survécu aux deux camps d’Auschwitz et de Flossenbürg. La plupart des membres de sa famille ont été assassinés à Auschwitz.
Lorsqu’en 1950 il a présenté une demande d’indemnisation à l’Etat allemand, la police locale a décidé d’ouvrir une enquête contre lui – à la recherche de preuves fallacieuses que Braun avait été incarcéré en tant que « criminel » – pour justifier le rejet de sa demande.
Le fait que la véritable nature et l’ampleur du génocide des Roms aient été niées, minimisées ou ignorées par tant de personnes pendant si longtemps a été douloureux et vexant, rageant pour les victimes et leurs proches.
S’il est trop tard pour réparer les injustices qu’ils ont subies, il n’est pas trop tard pour s’attaquer à la marginalisation et à la discrimination dont sont aujourd’hui victimes les communautés roms dans des pays comme la Hongrie, où la discrimination et l’hostilité envers les Roms sont monnaie courante, et l’Ukraine, où des groupes fascistes ont perpétré un certain nombre d’attaques violentes contre les Roms au cours des deux dernières années. Cette exposition constitue peut-être un début, en reconnaissant où la discrimination et les préjugés peuvent mener.
Article publié dans Haaretz en date du 20 janvier 2020; traduction rédaction A l’Encontre
27 janvier 2020