(Im)mobilités et mégaprojets :

Le Train Maya et les nouvelles frontières du Sud du Mexique

10/04/2020
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FONATUR Mapa oficial del Tren Maya
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Article publié en espagnol dans la revue Revista América Latina en Movimiento No. 547: Panamá en Tehuantépec: Colonización ferroviaria del sureste de México 11/03/2020

Ces dernières années, à la Frontière Sud du Mexique sont relancés des processus historiques mais avec des spécificités dignes d’être examinés. Suivant un modèle de développement en apparence rénové, se conjuguent des politiques publiques, des initiatives privées et des intérêts internationaux en même temps que se renforce la contention des migrations qui ont largement leur origine dans des régions dépendantes et subalternes de l’ensemble du sud. Je présente ici une vue globale des liens entre les processus de réaménagement territorial (en particulier le mégaprojet Train Maya) et les mécanisme d’(im)mobilité humaine qui caractérisent cette frontière et la dépassent.

 

Un premier élément à souligner est celui de la transformation des configurations territoriales frontalières et l’émergence de mégaprojets qui, en apparence, sont novateurs mais qui s’inscrivent dans la continuité de la vision hégémonique du développement à la périphérie des frontières : le plan Puebla Panamá, le TLCAN et le T-MEC, les reformes structurelles, la renationalisation du chemin de fer Chiapas-Mayab, le Plan Frontière Sud, les Zones Économiques Spéciales (ZEE’s), etc…constituent l’engrenage d’un processus historique de réaménagement territorial qui dépend de la possibilité des populations de rester sur un territoire et d’y appartenir, et qui définit et limite ainsi les espaces où leur mobilité est possible.

 

La seconde considération concerne le contexte migratoire de la région. La Frontière Sud a été marquée par la présence croissante de migrants de la Caraïbe, d’Afrique, d’Asie et spécialement par des caravanes de migrants d’Amérique centrale. Cela a suscité l’évolution d’une politique, depuis la contention au nom de la sécurité nationale (caractéristique de la politique migratoire des gouvernements antérieurs), en passant par une courte période d’ouverture apparente en faveur des droits humains lors des premiers mois du nouveau gouvernement, en 2019, jusqu’à un revirement drastique vers la sécurisation par la Garde Nationale récemment créée. La militarisation dépasse la ligne de frontière, s’auto-justifie par la doctrine de la Sécurité Humaine et s’inscrit dans la géopolitique des États-Unis dans l’hémisphère. L’externalisation de la politique migratoire subordonne la souveraineté nationale mexicaine au programme Remain in México.

 

En même temps, le Mexique a assumé le leadership dans la sphère globale, en prenant l’initiative de la ratification du Pacte Mondial pour la Migration de Marrakech, fin 2018, et a conduit le Projet Intégral pour le Développement du Sud du Mexique et de l’Amérique centrale en 2019, présenté par la Commission Économique pour l’Amérique latine et la Caraïbe (CEPAL). Ces initiatives exigent que soient considérées les limites entre souverainetés et hégémonies et les conflits induits, exprimées en termes de besoins nationaux, de contextes régionaux, de géopolitiques globales et de résistances locales. Ce sont là les données pour l’analyse d’un scénario où les mégaprojets sont justifiés en tant que politique régionale face à la migration forcée, bien qu’elle n’en aborde ni les causes ni les origines.

 

Frontières, mégaprojets et (im)mobilités humaines

 

En premier lieu, il convient de souligner l’importance des territoires frontaliers (définis comme espaces « marginaux » ou à la marge de chaque pays/région), toujours objets de conflits, soit en raison du besoin des états dont ils relèvent de les habiter et de les contrôler, soit en raison de la convoitise qu’ils suscitent de la part d’autres pays. Les frontières du Mexique sont des espaces paradoxaux et représentatifs de ces territoires qu’on se dispute: entre le « rêve nord-américain » et « les cauchemars centre-américains » engendrés par ces conflits, se trouve la « frontière purgatoire » du Mexique.

 

La frontière traditionnelle, espace administratif de souveraineté et de délimitation entre les États-Nations, est devenue diffuse dans le contexte contemporain. Les négociations géopolitiques et les concessions généreuses octroyées aux mégaprojets du capitalisme global, engendrent des redéfinitions en accord avec les impératifs et les objectifs de contrôle étatique par la gestion transnationale privée. Cela impacte aussi les mouvements des populations, car la réalisation de ces mégaprojets exige le déplacement de ceux qui vivent et résistent sur les lieux et attire ceux qui ont été déplacés depuis d’autre lieux et se trouvent en situation de vulnérabilité et d’indigence. Tout projet de réaménagement territorial est associé au moins à un processus de redistribution de la population et l’expansion du capitalisme sur de nouveaux territoires est inconcevable sans qu’il s’accompagne de différents processus d’expulsion des personnes qui l’habitent et l’afflux de nouvelles populations.

 

Dans les pays émetteurs de migration forcée du Sud global (Lybie, Syrie, Afghanistan, Somalie, et évidemment la région centre-américaine), les violences engendrées par les conflits pour le contrôle des territoires et l’exploitation de leurs ressources mettent dans l’incapacité d’y rester les populations de plus en plus nombreuses et dont les possibilités de déplacement sont, dans le même temps, limitées. De cette manière les mégaprojets affermissent leur double fonction, de détonateurs des expulsions et en même temps de «bouchons migratoires», destinés au contrôle, à la gestion et à l’instrumentalisation de ces (im)mobilités. Le discours institutionnel vante leurs « qualités » (« rideaux de développement », « espaces de prospérité »…), mais dans la pratique, il justifie, légitime, reproduit et instrumentalise les causes structurelles des migrations forcées.

 

En ce sens, la notion d’(im)mobilité fait référence au vaste éventail des déplacements humains qui sont provoqués, encouragés, ou contrôlés comme conséquence directe de l’implantation des projets en question. Au nombre de ces mobilités nous recensons le déplacement interne, la migration internationale (régionale ou globale), l’exil, les diasporas, la mobilité pendulaire et transfrontalière et même le tourisme. Quant aux immobilités elles peuvent faire référence à l’existence de conditions ou de structures qui empêchent les personnes de sortir de leurs lieux d’origine. Quand s’installent des réseaux organisés de séquestration /traite de personnes (même quand il y a déplacement, celui-ci se fait dans des conditions de limitation volontaire de mobilité), ou une fois lancé le processus migratoire, les personnes se voient contrôlées et limitées pour continuer leur voyage vers la destination prévue, ( c’est ce qui se produit, de façon importante, à Tapachula, Chiapas, et de façon plus large, sur la nouvelle Frontière Sud du Mexique établie dans le sud de l’isthme de Tehuantepec). La notion/l’idée d’(im)mobilité révèle alors le caractère forcé qu’acquiert autant le déplacement que la permanence, en quelque sorte une condition permanente temporelle: ni la permanence ni la mobilité ne semblent avoir de fin.

 

Le Train Maya : frontières de l’(im)mobilité

 

Les cartes ont été des outils historiques au service des pouvoirs hégémoniques, destinées à représenter, définir, répartir et instrumentaliser des territoires, des frontières nationales, des populations et des ressources. C’est ainsi qu’elles définissent qui nous sommes et qui sont les autres. L’importance de la carte réside dans le pouvoir de celui qui la conçoit et de son utilisation géopolitique. Mais aussi dans la manière de représenter des territoires : les uns « civilisés » (édifices, figures humaines, peu d’éléments de la nature) ; les autres sauvages, verdoyants, peuplés d’animaux fantastiques, sans êtres humains). La relation historique entre territoires, frontières et cartes n’est pas anodine: nombre de ces représentations et de ces imaginaires sont toujours d’actualité à la Frontière Sud du Mexique.

 

Le Train Maya est le projet phare du nouveau gouvernement mexicain. Dans un contexte interne défini par le défi d’affronter les grands problèmes nationaux et un contexte régional fortement conditionné par les élucubrations du gouvernement des États-Unis, la simple idée d’un mégaprojet, qui n’en est pas encore à la phase d’exécution, impacte et transforme les territoires sur lesquels il est prévu qu’il soit mis en œuvre. Au de là de sa portée ou de ses conséquences potentielles, il est intéressant d’examiner la carte officielle qui représente le tracé « souhaité» du train, un projet visionnaire pour un territoire idyllique (voir la carte officielle du Train Maya). Mais, plus important encore que ce qu’elle montre est ce qu’elle cache. Au delà de ce que représente le projet il est important de souligner comment il est conçu et pour quel motif. Ce qui se passe aujourd’hui dans cette région n’a rien à voir avec un Train au nom attrayant, représenté par une carte séduisante, et qui n’a pas grand chose de Maya.

 

Le vrai projet est plus intéressant à examiner. Le Programme intégral pour le Développement du Sud du Mexique et de l’Amérique centrale propose une profonde restructuration territoriale comprenant 5 grands mégaprojets destinés à connecter la région centre-américaine. À ce projet régional s’ajoutent les projets Train Maya, Semons la vie, la raffinerie de Dos Boca, Tabasco, et le corridor transisthmique…et ce ne sont pas les seuls : fermes d’élevages de porcs, de poulets, projets énergétiques, complexes touristiques. Une carte de la Péninsule du Yucatán devrait donc refléter la complexité, l’interaction entre les divers mégaprojets et les conflits qui en découlent. Le défi qui s’annonce est de réussir à visualiser l’articulation entre ces projets et la restructuration territoriale, et les processus de redistribution des populations qu’ils engendrent, qui les affectent ou     les intègrent.

 

Conclusions : transformer le territoire par les (im)mobilités

 

La frontière traditionnelle comme espace administratif de souveraineté et de limites entre États-Nations devient diffuse dans le contexte contemporain. Les négociations géopolitiques et les concessions généreuses accordées aux mégaprojets du capitalisme global induisent des redéfinitions en accord avec leurs impératifs et leurs objectifs et ont une répercussion critique sur les mouvements des populations car la faisabilité de ces mégaprojets repose sur les déplacements de ceux qui vivent et résistent sur place et l’appel et l’instrumentalisation de ceux qui ont été déplacés.

 

La multiplication des mégaprojets dans la région frontalière entre le Mexique et l’Amérique centrale induit des scenarios, des défis et des conflits multiples liés à des processus d’(im)mobilité et de migration déjà existants, en plus ou moins grande mesure, sur la Frontière sud.

 

  • Déplacement de populations originaires résidentes vers le marché du travail précarisé du tourisme, à Cancún et sur la Riviera Maya.
  • Rétention et emploi précarisé de populations illégales du Sud global.
  • Expansion de colonies d’élevage et agricoles mennonites, avec méthodes intensives et usage de technologie et d’agro toxiques.
  • Nouvelles populations migrantes hautement spécialisées (nationale et globales) attirées par les mégaprojets ou impliquées
  • Militarisation du contrôle migratoire sur la Frontière par le déploiement de la Garde Nationale, avec des soldats de diverses régions du pays.
  • Spéculation, spoliation et privilège du tourisme : gériatrique, festif, nautique, luxueux …

 

Ce qui se passe de nos jours sur la Frontière Sud du Mexique est un exemple significatif des problématiques globales auxquelles les pays historiquement dépendants sont toujours soumis, des mécanismes qui continuent à servir les intérêts géopolitiques des grandes puissances hégémoniques (nationales ou mercantiles) et des structures multinationales qui les soutiennent. Les Nations Unies, l’Organisation Internationale pour les Migrations, la Conférence Économique pour l’Amérique Latine, insistent sur un « droit à migrer » de façon « légale, ordonnée et sûre ». Cette rhétorique défend une logique fonctionnelle à l’occupation des territoires, la multiplication des projets néo-extractivistes et la généralisation des marchés du travail précarisé, à l’intention spécifique des populations migrantes. Face à ce discours, une véritable politique de combat pour défendre la cause des migrants devrait garantir le « droit à rester », « sûr, tranquille et heureux » dans le lieu qui a été choisi et non vers lequel on a été repoussé. La défense du territoire face au néolibéralisme devient ainsi la première ligne de défense contre les processus d’(im)mobilité forcée.

 

Pour illustrer l’importance historique des mégaprojets ferroviaires dans l’occupation et la restructuration des territoires, la production d’(im)mobilités, la définition des frontières (physiques et symboliques)et, de façon plus générale, en tant que transfert non seulement de personnes ou de marchandises , mais de visions idéologiques ou cosmologiques, je suggère de consulter le tableau de John Gast« American Progress » (1872). Autry Museum of American West, Los Angeles Californie).

 

 Paraphrasant un classique, l’histoire se répète : d’abord découverte, puis ‘recouverte’, ensuite colonisation et enfin colonialité. Les perspectives que génèrent les projets pour ce qui concerne les (im)mobilités, dépendront en grande partie du côté où chacun se trouve, vers où il se dirige ou vers où il est poussé. 

 

(Traduction : Françoise Couëdel)

 

- Sergio Prieto Díaz est un migrant et migratologue, transdisciplinaire, décolonial, latino-américainiste. Chaire CONACYT, candidat au doctorat en sciences sociales et politiques (Univ. Iberoamericana), Master en politiques de migration internationale (Univ. Buenos Aires).

 

https://www.alainet.org/fr/articulo/205816?language=es
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