Le leader charismatique n’est plus. Et maintenant ?

10/04/2013
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Le président du Venezuela, Hugo Chavez, est mort. Les bilans de son action ont inondé Internet et la presse du monde entier : des éloges à n’en plus finir, des critiques sans fin, et parfois des avis plus mesurés dans un sens comme dans l’autre. L’unique chose sur laquelle tout le monde semble toutefois s’accorder, c’est que Hugo Chavez a été un dirigeant charismatique.
 
Qu’est-ce qu’un dirigeant charismatique ? C’est un homme (ou une femme) doté d’une très forte personnalité, d’une vision politique relativement claire et capable de faire preuve d’une grande énergie et d’une grande persévérance pour arriver à ses fins. Les dirigeants charismatiques savent rallier à eux de nombreux soutiens, à commencer dans leur propre pays. Cependant, ce sont ces mêmes caractéristiques qui génèrent une opposition profonde à leur politique. Toutes choses qui, dans le cas de Chavez, se sont sans aucun doute vérifiées.
 
La liste des dirigeants charismatiques dans l’histoire moderne n’est pas très longue : Napoléon et De Gaulle en France, Abraham Lincoln et Franklin Roosevelt aux Etats-Unis, Pierre le Grand et Lénine en Russie, Gandhi en Inde, Mao Tsé-toung en Chine, Nelson Mandela en Afrique du Sud. Et, bien sûr, Simon Bolívar. En examinant cette liste, on se rend compte immédiatement de plusieurs choses. De leur vivant, tous ces dirigeants ont été des figures controversées. Leurs mérites comme leurs insuffisances ont été constamment réévalués au cours de l’histoire – une histoire dont ils n’ont d’ailleurs jamais disparu. Enfin, les politiques qui étaient les leurs étaient très différentes les unes par rapport aux autres.
 
La mort d’un dirigeant charismatique crée toujours un vide lourd d’incertitudes, auquel ses partisans tentent de pallier en assurant la poursuite de sa politique par son institutionnalisation. Max Weber parlait de « routinisation du charisme ». Mais une fois qu’elle devient routine, cette politique évolue dans une direction toujours difficile à prévoir. Pour anticiper ce qui pourrait advenir prochainement, il faut commencer, bien sûr, par faire un bilan des réalisations de Chavez. Il faut également évaluer correctement le rapport de forces interne et le contexte géopolitique et culturel plus large dans lequel le Venezuela et l’Amérique latine évoluent aujourd’hui.
 
Ses réalisations sont évidentes. Il a utilisé les énormes richesses pétrolières du pays pour améliorer significativement les conditions de vie des couches les plus pauvres de la population. Il a développé leur accès aux services de santé et d’éducation et, ce faisant, réduit le fossé entre riches et pauvres d’une façon tout à fait remarquable. Il s’est, en outre, appuyé sur la gigantesque manne pétrolière pour subventionner les exportations d’hydrocarbures vers de nombreux pays, en particulier dans la Caraïbe, afin de leur donner le minimum nécessaire à leur survie.
 
Par ailleurs, Hugo Chavez a joué un rôle décisif dans la constitution d’institutions latino-américaines, non seulement avec l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA ), mais aussi avec l’Union des nations sud-américaines (Unasur), la Communauté des Etats d’Amérique latine et de la Caraïbe (CELAC) et le Mercosur, organisation économique confédérale qui inclut le Brésil et l’Argentine, qu’il a fini par rejoindre. Il n’a certes pas été le seul à contribuer à ces efforts, mais il a joué un rôle particulièrement dynamique. C’est un rôle que l’ancien président du Brésil, Lula, a toujours salué. La présence à ses funérailles de très nombreux présidents d’autres pays (34), issus surtout d’Amérique latine, atteste d’ailleurs de l’estime qu’on lui portait. En cherchant à créer des organisations latino-américaines solides, Hugo Chavez a bien sûr adopté une approche anti-impérialiste qui visait surtout les Etats-Unis, et c’est pourquoi il n’était guère apprécié à Washington.
 
Il convient en particulier de relever l’appréciation positive portée sur lui par le président conservateur de la Colombie voisine, Juan Manuel Santos. Ceci s’explique par le rôle de médiateur que Chavez a joué entre le gouvernement colombien et son ennemi de longue date, le mouvement de guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Chavez représentait le seul médiateur possible acceptable de part et d’autre. Il était, en outre, à la recherche d’une solution politique permettant de mettre fin au conflit.
 
Ses détracteurs l’ont accusé de conforter un régime corrompu, autoritaire et incompétent sur le plan économique. Il y a eu de la corruption, c’est certain – il y en a toujours dans un régime où l’argent coule à flots. Quand je pense toutefois aux scandales de corruption qui, au cours des cinquante dernières années, ont secoué les Etats-Unis, la France ou l’Allemagne, où l’argent est encore plus abondant, je n’arrive pas à prendre cet argument trop au sérieux.
 
Le régime a-t-il été autoritaire ? Certainement. C’est à quoi il faut s’attendre avec un dirigeant charismatique. Mais, là encore, en matière de dirigeants autoritaires, Chavez a fait preuve d’une retenue remarquable. Ni purges sanglantes ni camps de concentration. En lieu et place, des élections, que la majorité des observateurs extérieurs ont toujours jugé acceptables (une fois encore, il suffit de penser aux Etats-Unis, à l’Italie, etc.). Chavez en a gagné 14 sur 15. Il ne faut pas non plus oublier qu’il a dû faire face à un coup d’Etat, soutenu par les Etats-Unis, auquel il a réchappé de peu. Il a dû sa survie au soutien du peuple et d’une partie de l’armée.
 
Quant à l’accusation d’incompétence économique, certes, il a fait des erreurs. Certes, les revenus actuels de l’Etat vénézuélien sont inférieurs à ce qu’ils étaient. Mais il ne faut pas perdre de vue que nous traversons une dépression planétaire. Presque tous les gouvernements de la planète sont confrontés à des dilemmes financiers et en appellent à l’austérité. Il n’est pas certain du tout qu’un gouvernement aux mains de l’opposition aurait fait mieux pour optimiser les ressources économiques. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’un tel gouvernement n’en aurait pas fait autant pour redistribuer les richesses en faveur des couches les plus pauvres de la population.
 
Seule ombre au tableau de sa politique économique : son soutien jamais démenti aux industries extractives. Il a choisi d’ignorer les protestations des peuples indigènes qui se sont alarmés des dégâts écologiques provoqués par cette politique et des atteintes à leurs droits au contrôle autonome de leurs terres. A sa décharge, c’est un travers qu’il a partagé avec tous les gouvernements des Amériques, qu’ils soient de gauche ou de droite.
 
Que va-t-il se passer désormais ? Pour l’instant, les chavistes comme l’opposition serrent les rangs, tout du moins jusqu’aux prochaines élections présidentielles. La plupart des analystes estime que le successeur désigné de Chavez, Nicolás Maduro, va l’emporter. Plus intéressant est de savoir ce qui va se passer ensuite, notamment au niveau des recompositions politiques internes. Les deux camps ne sont pas exempts de divisions en leur sein, et je subodore que les cartes vont être rebattues, avec des défections dans chaque camp en faveur de l’autre. Dans quelques années, le tableau des forces en présence pourrait présenter un visage différent.
 
Quel destin faut-il alors prédire au « socialisme du 21e siècle », le projet visionnaire que Chavez a développé pour le Venezuela, l’Amérique latine et le monde entier ? Deux mots définissent ce projet. Le premier, « socialisme ». Chavez a voulu sortir ce terme de l’opprobre dans lequel il était tombé suite aux multiples échecs, à la fois du communisme réel et de la social-démocratie post-marxiste. L’autre mot, c’est « 21e siècle ». Chavez entendait par là se démarquer nettement du socialisme de la Troisième et de la Deuxième Internationales et proposait de repenser la stratégie d’ensemble du mouvement.
 
Sur ces deux missions, Chavez ne fut pas seul, mais il fut celui qui fit sonner le clairon de la mobilisation. Selon moi, ses efforts ont participé de la mission plus large à laquelle nous sommes tous confrontés face à la crise structurelle du capitalisme historique et qui nous amène à choisir entre les deux seules issues possibles pour sortir du chaos où le système-monde a sombré. Nous devons débattre de la nature du monde meilleur auquel nous (ou du moins certains d’entre nous) aspirons. Si nous nous montrons incapables de clarifier ce que nous voulons, je donne peu cher des chances de remporter la bataille contre ceux qui cherchent à créer un système non-capitaliste qui reproduirait néanmoins les pires caractéristiques du capitalisme : hiérarchie, exploitation et polarisation.
 
5 avril 2013
 
Traduction : TL
 
Immanuel Wallerstein
Sociologue, chercheur à l’université de Yale
 
 
https://www.alainet.org/fr/articulo/75253
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