Post-fordisme politique ?

07/07/2013
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Depuis 2011, de multiples secousses contestataires parcourent le monde en différentes régions : Europe du Sud, monde arabe, Amérique du Nord – Canada et Etats-Unis –, Turquie, Amérique du Sud, Asie.
 
Au delà de leurs spécificités, tous ces mouvements partagent des points communs : ils s’amplifient, rejettent les politiques d’austérité, la corruption et critiquent les systèmes politiques et l’(in)action des Etats.
 
Dans ce contexte, les partis politiques, notamment ceux de gouvernement (de droite comme de gauche), sont vivement interpellés et vilipendés, pour ne pas dire tout bonnement voués aux gémonies. Cette « crise de la politique traditionnelle » est désormais largement commentée et analysée.
 
C’est probablement en Italie qu’elle a, en Europe, atteint son paroxysme et qu’elle a engendré une situation nouvelle : augmentation générale (sociologique et territoriale) de l’abstention électorale, disparition, dans ce contexte, de la gauche issue du mouvement ouvrier au dessous du seuil de crédibilité, érosion des partis du système, durcissement idéologique des droites et dérive néolibérale des forces social-démocrates, émergence du mouvement social/électoral antipartis traditionnels Mouvement 5 étoiles (M5S), multiplication de mouvements sociaux locaux (contre les projets inutiles, pour une redéfinition de la démocratie locale, etc.) [1].
 
 
Dans un ouvrage non traduit – Finale di partito [2] (« Fin de parti » [3]) –, l’intellectuel et politologue italien Marco Revelli s’interroge sur ces phénomènes contemporains. Il analyse, en particulier, cette crise de confiance des citoyens dans les partis politiques.
 
Pour lui, la forme parti héritée de la seconde révolution industrielle épousait harmonieusement l’organisation des grands systèmes de production – les usines – « centralisés et bureaucratisés, mécanisés et standardisés, rigides et rigoureusement territorialisés, pensés pour la programmation et la planification sur une longue période  ». Il s’agissait alors d’œuvrer à la conscientisation et à l’intégration politiques de nouvelles masses de travailleurs fraîchement passés de l’état de multitudes paysannes, linguistiques et culturelles à celui de classe en voie d’homogénéisation sociopolitique et territoriale – la classe ouvrière –. Cette tâche nécessitait, dans un contexte d’émergence du capitalisme industriel, un rapport d’organisation verticale, adapté aux structures économiques et sociales et basé sur le principe de délégation et de représentation. Il s’agissait d’organiser la lutte au sein d’unités de production qui engendraient des relations de pouvoirs territorialisées. Ainsi, « le parti de masse était ( …) le microcosme dans lequel se reflétait le macrocosme social parallèle (…). Il était destiné à refléter, dans l’espace parlementaire, le jeu conflictuel (et de négociation) entre les groupes sociaux rassemblés » et l’oligarchie. Dans ce contexte, le « représentant » bénéficiait de la confiance du « représenté » avec qui il partageait par ailleurs proximité territoriale et, parfois, espace de travail. Ainsi, la « machine politique » répondait à la machine capitaliste.
 
Le parti s’inspirait également, pour son organisation, du modèle de l’Etat et de son administration qu’il ambitionnait de conquérir.
 
La fin du modèle fordiste de production, l’internationalisation et la segmentation des chaînes de production, le libre-échange, la financiarisation de l’économie capitaliste, l’émergence de l’économie dématérialisée et des services ont, selon l’auteur, amorcé une déstructuration progressive et irréversible des modes d’organisation du travail et des modèles de classes.
 
Erosion de l’homogénéité sociologique de la classe des travailleurs et augmentation du niveau d’éducation auraient généré l’apparition de la « politique liquide  » [4], tout à la fois miroir et produit de la diversification des flux économiques et sociaux dans la sphère politique. Nous assisterions ainsi à une « liquéfaction du corps électoral  » issue de la fragmentation des « appartenances sociales stables  ». Pour Marco Revelli, « le parti politique « classique » (…) était la forme la plus adaptée pour répondre à une demande sociale typiquement « matérialiste » ( …) d’électeurs mécaniquement agrégés en groupes relativement homogènes de populations largement définis par leurs rôles productifs respectifs et caractérisés un niveau moyen ou faible de scolarisation. Il s’agissait de la forme propre de la représentation dans la modernité industrielle  ».
 
Désormais, la famille des travailleurs est multiple et les nouvelles générations issues des années 1970, 1980 et 1990 disposent de caractéristiques sociopolitiques différentes. Ce ne sont plus les travailleurs manuels encadrés par les grandes organisations syndicales et politiques qui pèsent dans la dynamique des relations sociales, mais les étudiants, les techniciens, les travailleurs intellectuels mobilisés dans l’économie des services, le télétravail, etc. Ceux-ci forment les nouveaux bataillons des classes moyennes basses urbaines et précaires qui ont accès à des revenus et des emplois, mais de manière intermittente.
 
Bien que sociologiquement minoritaires, beaucoup plus fragmentés et hétérogènes que leurs « ainés », « plus acculturés et jaloux de leur propre indépendance, plus insoumis au rapport commandement-obéissance  », ils constituent néanmoins les groupes les plus actifs dans les mobilisations sociales car les plus directement associés aux nouvelles formes socio-économiques engendrées par la mutation du capitalisme et ses contradictions. Toutefois, dans ce contexte, « leur instruction élevée est corrélée à leur participation à des formes d’actions politiques non conventionnelles » [5], à un rejet des cadres organisationnels et idéologiques des formes politiques existantes, à la revendication d’une action « apolitique  » – lorsqu’en réalité, leurs slogans et valeurs sont hyper politiques (probité, respect de la volonté populaire, revendication en faveur des services publics et des biens communs, limitation du pouvoir de l’argent, demande d’un nouvel ordre de la société, etc.) –. Il s’agirait d’une forme « sous-politique  » de la politique ou de la forme « politique de la seconde modernité  » [6].
 
Quoi qu’il en soit, pour l’auteur, il est acquis que « le contrôle monopolistique de l’espace public par les partis est terminé  ». Comme l’Etat national qu’ils ont imité dans leur organisation, ces derniers exerceront une « souveraineté limitée  » dans la société.
 
Plusieurs pouvoirs cohabitent désormais dans cette dernière : le pouvoir financier, le pouvoir politique (déclassé et victime d’une crise de confiance), le pouvoir médiatique (largement contrôlé par le premier), le pouvoir du corps social (capable d’interférer sporadiquement avec le pouvoir politique et de perturber le consensus des oligarchies), le cyberpouvoir (qui mobilise l’ensemble des acteurs dans un champ inédit).
 
Pour leur part, les nouveaux acteurs de la contestation seront l’enjeu d’une âpre et déterminante bataille idéologique à venir entre la droite et la gauche.
 
Dans cette séquence, une nouvelle dialectique entre les partis politiques de la transformation et les nouveaux mouvements de la société doit impérativement s’inventer.
 
1er juillet 2013
 
Notes
 
[1] Sur tous ces sujets, lire le site www.democraziakmzero.org
 
[2] Marco Revelli, Finale di partito, Giulio Einaudi editore, Turin, 2013.
 
[3] Ce titre est un jeu de mots construit à partir de l’expression « Finale di partita » (Fin de partie) qui est également le titre d’une pièce du dramaturge Samuel Beckett.
 
[4] Le concept de "vie liquide" a été théorisé par le sociologue et philosophe Zygmunt Bauman. Ce dernier reste mal connu en France où quelques uns de ses ouvrages ont été, malgré tout, traduits. On citera, entre autres : Le coût humain de la mondialisation (Hachette, Paris, 1999), La vie en miettes (Hachette, Paris, 2003), La Vie liquide (Rouergue, Chambon, 2006), etLa Décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes (Actes Sud, Arles, 2007). Sur sa pensée, lire Ignacio Ramonet, "Vers un automne chaud en Espagne ?".
 
[5] Citation par l’auteur du politologue étasunien Ronald Inglehart.
 
[6] Selon les expressions du sociologue allemand Ulrich Beck reprises par l’auteur.
 
 
- Christophe Ventura
Mémoire des luttes
 
https://www.alainet.org/fr/articulo/77485
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