Internationale socialiste, la dernière estocade

18/09/2013
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La social-démocratie était déjà à l’agonie au commencement de ce siècle. Car à la fin du précédent, les Blair, Schröder et Zapatero l’avaient ostensiblement diluée, autant qu’ils le pouvaient, dans la marée du libéralisme triomphant. Puis elle s’est effondrée politiquement en Grèce. Ce fut certes sans le vacarme du mur de Berlin mais tout aussi violemment. Cela se passa dans Athènes assommée, quand Georges Papandréou capitula sans condition sous l’assaut du capitalisme financier caractéristique du nouvel âge du capitalisme. Papandréou était le Premier ministre du pays mais surtout président de l’Internationale socialiste. À présent, le dépôt de bilan vient d’être prononcé. Le SPD allemand, le plus ancien et le plus puissant parti de l’histoire de la social-démocratie mondiale, a lancé le 22 mai dernier à Leipzig une nouvelle structure internationale baptisée l’Alliance progressiste. Avec 70 autres partis, dont le PS français, les sociaux-démocrates ont ainsi franchi un nouveau pas dans la rupture avec l’histoire du socialisme et du mouvement ouvrier qu’ils avaient façonnée. Une froide logique est à l’oeuvre : comme ils détruisent l’État social qu’ils avaient créé, les sociaux-démocrates sabordent l’outil qui l’avait construit. Comment un courant idéologique et politique aussi puissant en est-il arrivé à assumer un tel suicide politique ? L’affaire vient de loin. Mais sa conclusion nous touche de près. Il est aussi vain de vouloir « aiguillonner » de tels partis que d’espérer les voir revenir à leur raison d’être. Toute stratégie de conquête du pouvoir pour renouer le fil de la lutte pour l’émancipation passe donc par une compétition sans ambiguïté avec ce mutant « progressiste » dont le centre de gravité est ancré dans la perpétuation de la société et l’économie de marché financiarisée actuelle.
 
Le socialisme est né comme discours d’élucidation des causes des crises du capitalisme cherchant à y apporter une réponse globale de long terme. Mais dans les faits réels, c’est l’incapacité de la social-démocratie à penser et à affronter le capitalisme au-delà du seul cadre national qui l’a mise dans des impasses historiques successives. D’abord, en la rendant incapable de résister aux chocs des impérialismes lors de la guerre de 14. Puis impuissante à résister au basculement européen des capitalistes dans le camp fasciste dans les années 1930. En dépit de ces échecs historiques, la social-démocratie s’est reconstituée en Europe dans les ambiguïtés des lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, face à la fois aux brutalités du soviétisme et à la déchéance des classes dominantes dans la collaboration avec le nazisme. Mais elle a continué à reproduire la vieille stratégie du XIXe siècle. Elle consistait à faire des prises d’avantages pour les travailleurs dans le cadre du capitalisme à l’échelon national. La mondialisation libérale, en submergeant le cadre national, a placé la social-démocratie dans une nouvelle impasse stratégique. Les partis de l’Internationale n’ont pas pris la mesure du changement de nature du capitalisme du fait de la financiarisation de l’ensemble de l’économie, et de son changement d’échelle avec la transnationalisation du capital. Dans le cadre national, le capitaliste industriel pouvait trouver intérêt à discuter avec les syndicats et à peser dans la définition des normes. Dans la mondialisation libérale, le capitalisme financier n’a plus besoin d’aucun compromis politique ou social en contrepartie de ses prélèvements sur le travail. Le rapport de force que lui donne sa transnationalisation est d’autant plus écrasant qu’il est mal compris ou qu’il passe pour une loi de la nature. Sous toutes les latitudes une pression terrible s’est donc exercée pour sanctuariser le marché, pour le mettre hors de portée de la régulation citoyenne. Ce nouvel âge du capitalisme est allergique à la souveraineté populaire. Dans ces conditions, le credo social-démocrate de la « régulation » du capitalisme sonne dans le vide et ne peut avoir aucune prise sur le réel. Comment réguler en effet une réalité entièrement construite pour échapper a l’exercice ? L’autre impasse stratégique est évidemment dans le postulat du « partage des fruits de la croissance ». Double aberration. Elle suppose une croissance sans fin dans un écosystème limité. Et elle suppose que le rapport de force antérieur au nouveau partage ne servira pas les dominants dans le rapport de force !
 
La ligne démocrate
 
Cette contradiction majeure du discours social-démocrate sur la régulation et la croissance explique que les sociaux-démocrates sont si démunis face à la crise actuelle. Comme ils se refusent à penser le dépassement du capitalisme et du productivisme, et la nécessité d’introduire des ruptures avec l’ordre actuel, ils en sont réduits à soutenir le sauvetage et le rafistolage à tout prix du système. Leur impuissance s’est accrue avec la chute de l’URSS qui a entraîné une nouvelle étape de transnationalisation du capital tout en dégradant le rapport de force au détriment des classes populaires dans chaque État-nation. Ce capitalisme apparemment triomphant a alors exercé une immense force d’attraction sur les partis socialistes eux-mêmes. Cela a entraîné la mutation progressive de la vieille social-démocratie européenne. Fascinée par le modèle nord-américain auquel l’attachaient les liens les plus divers, pas toujours avouables, elle a programmé son évolution en mouvement « démocrate ». Cette mutation a commencé avec les New Democrats de Bill Clinton avant d’arriver en Europe avec le New Labour de Tony Blair, dans les années 1990. Ces modernisateurs ont longtemps essayé d’isoler la France au sein du mouvement social-démocrate en raison de l’histoire particulière du socialisme français. Son ancrage dans la République et son attachement à la puissance de la loi comme instrument de l’intérêt général l’ont longtemps rendu rétif à la culture du contrat qui a permis à la social-démocratie de dévaler la pente des renoncements. Dix ans après la chute du Mur, la France de Lionel Jospin était ainsi le seul pays industriel à compter des communistes et des écologistes au gouvernement.
 
La ligne « démocrate » repose sur quelques invariants idéologiques. Le premier est l’abandon de toute référence aux intérêts de classes en jeu dans le partage de la richesse. Jusqu’au point de perdre tout ancrage social du discours. La pauvreté, le chômage ou l’exploitation, ces réalités sociales sont progressivement effacées au profit de la figure du pauvre, du chômeur ou du salarié renvoyé à sa « responsabilité » individuelle. Les démocrates nient l’existence d’un conflit entre classes sociales. Une fois écartée la perception du conflit, les « démocrates » pensent s’appuyer sur le « compromis  » entre « partenaires » sociaux comme si la rationalité et la modération des appétits ne dépendaient d’aucun rapport de force social ou culturel. Le moteur de l’action passe alors sur le terrain de la compassion et de « l’ordre juste » où les droits universels cèdent la place à un improbable « sur mesure » compassionnel et où l’équité remplace l’égalité. L’appareillage conceptuel des démocrates enracine l’idée de contrat jusque dans la sphère intime des relations humaines, comme s’y est appliqué le théoricien du blairisme Anthony Giddens. Mais après les mots viennent les réalités. Du compromis au consensus il n’y a que l’espace de la capitulation, sort promis à tous ceux qui prétendent aborder un conflit en le niant.
 
De ce point de vue, le SPD est l’exemple le plus abouti avec les réformes engagées par Gerhard Schröder au nom de son Agenda 2010. Baisses d’impôts pour les plus riches et les entreprises. Réduction de l’indemnisation des chômeurs. Hausse de l’âge de la retraite jusqu’à 67 ans et baisse des pensions. Des réformes qui ont entraîné l’explosion de la pauvreté, des chômeurs, salariés et retraités. Au point que l’espérance de vie des Allemands les plus pauvres a reculé. Ce dumping social a fracassé la parfaite égalité des nations sans laquelle la construction européenne est nécessairement une nouvelle forme de domination impériale. Le capitalisme décrépit des Allemands domine l’Europe actuelle et la soumet à ses intérêts les plus bornés.
 
Pourtant, François Hollande a rendu un hommage appuyé à ce désastre social lors de son discours à Leipzig pour les 150 ans du SPD : « Le progrès, c’est aussi de faire des réformes courageuses pour préserver l’emploi et anticiper les mutations sociales et culturelles comme l’a montré Gerhard Schröder. On ne construit rien de solide en ignorant le réel », a-t-il déclaré. Par ces mots, François Hollande a acté l’alignement du PS français sur ce qu’est devenu le SPD allemand. Il a ainsi fait sauter le dernier verrou qui subsistait en Europe face à la mutation « démocrate » de la social-démocratie. Hollande est acquis de longue date à cette orientation. Dans un texte de 1984 intitulé « Pour être modernes soyons démocrates  », il appelait déjà à « proposer un consensus stratégique entre nous [le PS] et les courants démocratiques du pays », « au-delà du clivage gauche-droite  ». Dans cette trajectoire « démocrate  », la campagne présidentielle n’a ainsi été pour Hollande qu’une parenthèse. Le dynamisme du Front de gauche l’a obligé à quelques embardées rhétoriques contre la finance ou les hauts revenus. Désormais, président de la République, il profite à plein de la monarchie présidentielle de la Ve République pour imposer totalement cette ligne idéologique à sa majorité et à son propre parti. Traité européen Merkozy, politique de l’offre, pacte de compétitivité, accord « Made in Medef » sur l’emploi, austérité budgétaire, privatisations etc. En un an, le ralliement de Hollande à la ligne « démocrate  » est total et spectaculaire. Avec Hollande président, le PS rompt explicitement avec son appartenance au mouvement ouvrier en refusant de voter la loi d’amnistie sociale. Cette destruction de l’État social que les « socialistes » avaient largement contribué à bâtir va se poursuivre avec une nouvelle régression des droits à la retraite. Quelle est alors l’identité politique d’un tel parti ? Je le nomme « solférinien  » pour décrire le parti dont le lien avec l’histoire socialiste se réduit à l’adresse de son siège historique, situé 10 rue de Solférino à Paris.
 
Dans tous les pays qui ont connu cette mutation « démocrate », la destruction idéologique et culturelle de la gauche a ensuite entraîné sa disparition politique et électorale. Cela s’est vérifié et se vérifie encore en Allemagne. Entre la victoire de Schröder en 1998 et les dernières élections de 2009, le SPD est passé de 41 à 23 % des voix. Et les sondages pour les élections de septembre prochain n’indiquent aucune remontée après huit ans d’Angela Merkel.
 
L’Italie est un autre exemple de cette faillite idéologique et électorale. Là-bas, l’ancien Parti communiste, devenu Parti des démocrates de gauche, se saborde en 2007, fusionnant avec une partie de la démocratie-chrétienne pour fonder le Parti démocrate. Le nouveau nom du parti efface toute référence à la gauche et affirme clairement l’objectif politique : l’alignement sur les démocrates américains. Après six ans d’existence, le bilan est terrible. En 2008, le nouveau Parti démocrate est battu laissant le champ libre à Silvio Berlusconi. En 2011, le Parti démocrate apporte son soutien au gouvernement non élu de Mario Monti et à sa politique d’austérité. En 2013, le Parti démocrate recule encore, ne devance la droite que d’un souffle et finit par former un gouvernement avec elle, comme le SPD avec la CDU en 2005. La boucle est bouclée.
 
Les fronts du peuple
 
Partout, cette orientation idéologique des principaux partis sociaux- démocrates conduit au naufrage. Partout, le rétrécissement de leur base sociale les pousse à rechercher des solutions artificielles d’union nationale pour faire avaler de force les politiques d’austérité. Face à cet effondrement historique de la « gauche » social-démocrate, une autre gauche a commencé à prendre la relève. En portant le drapeau de la résistance du peuple contre l’oligarchie, système qui lie les libéraux et sociaux-libéraux à la finance pour appliquer « la seule politique possible ». Sous le nom de révolution citoyenne, cette nouvelle prise de pouvoir du peuple a commencé en Amérique latine et se prolonge au Maghreb. Elle travaille désormais l’Europe en commençant par le Sud et ses marées citoyennes. Des fronts de partis y jouent un rôle de déclencheur social et culturel. Ils font naître alors des « fronts du peuple », mêlant dans un mouvement politico- social toutes les formes de la lutte contre la déchéance sociale et la catastrophe écologique. Des luttes aux urnes, ils se proposent de mettre la souveraineté populaire en état de changer radicalement le rapport de force économique et social. C’est pourquoi surgit partout comme une caractéristique commune, révélant la profondeur du processus populaire et la hauteur de son horizon, la revendication d’assemblée constituante. Ce point signale alors une volonté de souveraineté populaire qui est à proprement parler révolutionnaire si l’on veut se souvenir du caractère nécessairement autoritaire du nouvel âge du capitalisme. Mais pour entraîner durablement la société et changer profondément les valeurs aux postes de commande des institutions, cette énergie populaire a besoin de se repérer sur un horizon global. Il a besoin de construire un nouveau modèle de société. C’est le but de l’éco-socialisme, qui lie question sociale et impératif écologique au nom du progrès humain universel. Mais il ne le propose pas comme une utopie sur laquelle le réel devrait se régler. Il l’avance comme une réponse concrète aux exigences de l’intérêt général humain. Telle est la révolution nécessaire pour notre temps face à laquelle la mutation « progressiste  » ou démocrate de l’ancienne social-démocratie échoue comme un encombrement hostile.
 
5 juillet 2013
 
https://www.alainet.org/fr/articulo/79424?language=en
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