Sénégal – Qui paie ses dettes s’appauvrit

19/01/2011
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Sauf pour les économistes et autres technocrates obnubilés par les taux de croissance du PIB, la situation du peuple sénégalais en particulier et des peuples africains en général demeure dramatique. Cette situation ne s’explique pas par une quelconque fainéantise ou désorganisation «naturelle» des peuples de ce continent, mais bien par une longue tradition de pillage, d’exploitation et d’oppression dans le cadre du système capitaliste.
 
«Avant-hier», la domination par l’esclavage: pillage des ressources humaines
 
Entre les 15e et 18e siècles, le Sénégal a constitué pour les puissances européennes une plaque tournante du commerce triangulaire. Avec le Bénin et son port de Ouidah, le Sénégal a payé un très lourd tribut à la traite négrière: de l’île de Gorée, juste en face de Dakar, sont partis plus d’un million d’esclaves vers le «nouveau» monde.
 
 «Hier», la domination par la colonisation: pillage des ressources agricoles et minières
 
 
Au 20e siècle, les richesses naturelles du pays (phosphate, arachide) sont exploitées au profit de la métropole française. Lors des deux guerres mondiales, la France utilise ses colonies comme réservoir d'hommes pour son armée. Au total, ce sont des centaines de milliers de Sénégalais qui défendent les intérêts de la France. Cela n’empêche nullement le pouvoir colonial de réprimer très durement les mouvements d’émancipation qui se développent au Sénégal après la Seconde Guerre mondiale. Il faut attendre 1960 pour que le Sénégal devienne «indépendant» formellement.
 
Ces deux parties de l’histoire ne peuvent être oubliées sous prétexte qu’il s’agirait d’arrêter de se plaindre du passé et d’aller de l’avant. D’une part, l’Afrique ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui s’il n’y avait pas eu la traite négrière. Il est toujours bon de rappeler qu’avant ce véritable pillage des forces vives africaines, de très grandes civilisations ont existé en Afrique, avec un bon niveau de développement social, politique et culturel. Par ailleurs, les États-Unis d’Amérique et l’Europe ne seraient pas non plus ce qu’ils sont aujourd’hui s’il n’y avait pas eu l’esclavage et la colonisation. Les pays du Nord ont en effet construit en grande partie leur richesse et leur puissance sur la base d’une politique très agressive et violente envers les populations du Sud et la nature. Cette partie de l’histoire suffit à elle seule à affirmer que ce sont les peuples africains qui sont créanciers d’une dette historique et écologique gigantesque à l’égard des puissances du Nord. Pourtant, le «système dette» qui va se mettre en place au début des années 1960 va renverser le mécanisme: ce sont les peuples qui vont se retrouver endettés…
 
De 1960 à 1980, la pseudo-indépendance: la domination et le pillage se poursuivent
 
Les forces sociales sénégalaises, qui avaient combattu courageusement la colonisation, sont exhortées, au nom de la construction nationale, à mettre les luttes entre parenthèses et à accepter la nécessaire collaboration avec l’ancien pouvoir colonisateur. Comme dans beaucoup d’autres pays africains, mis à part un drapeau, un hymne national et un Président (souvent choisi par les anciennes puissances coloniales) pour remplacer le Gouverneur, les indépendances ne vont pas amener de véritable changement. D’une part, l’économie sénégalaise continue d’être orientée vers l’exportation de quelques produits primaires (phosphate, arachide et produits de la pêche). D’autre part, les rapports de soumission politique sont maintenus, via la consolidation du réseau de la France-Afrique. Ancien député français et ami intime de Georges Pompidou, le président Léopold Sédar Senghor va rester au pouvoir pendant deux décennies, en collaboration étroite avec l’ex-métropole. Ces liens seront conservés par son successeur désigné, Abdou Diouf, qui va présider le Sénégal pendant les vingt années suivantes. Présenté par certains comme un exemple de démocratie en Afrique, le pays n’a donc connu aucune alternance pendant ses quarante premières années d’indépendance!
 
De 1980 à aujourd’hui, le néocolonialisme: la domination par la dette
 
Dans les années 1970, dans le cadre de la crise économique mondiale, la dette du Sénégal explose. Le recyclage des pétrodollars par les banques du Nord, l’achat massif de produits importés via les prêts liés (servant à relancer les économies du Nord alors en crise de surproduction) et la chute des cours des matières premières vont multiplier la dette par dix en dix ans: la dette extérieure publique passe de 114 millions de dollars en 1970 à 1,11 milliard en 1980.
 
Dès 1979, une série de mesures sont imposées par les «experts» du FMI et de la Banque mondiale (blocage des salaires dans la fonction publique, suppression des subventions aux produits de première nécessité et augmentation des taxes), mais, lorsque les cours du phosphate s’écroulent et que les taux d’intérêt internationaux s’envolent, les banques stoppent leurs crédits et la crise de la dette s’abat sur le Sénégal, tout en se propageant partout au Sud de la planète.
 
En 1984, financièrement asphyxié, le Sénégal, en échange d’un rééchelonnement de sa dette, met en application son premier plan d’ajustement structurel couvrant la période 1985-1992. Au programme: réduction des budgets d’éducation et de santé, augmentation des exportations et privatisations des secteurs rentables. Un nouveau plan d’ajustement structurel est mis en œuvre en 1994, tandis que le pays subit de plein fouet la dévaluation de 50% du franc CFA (ce qui entraîne une forte diminution des salaires réels et une hausse des prix des importations) et connaît à nouveau émeutes et répression. Le chômage et l’endettement augmentent inlassablement. Un troisième plan d’ajustement est signé en avril 1998, avec cette fois l’objectif d’étendre les programmes de privatisation à tous les secteurs (énergie, télécommunication, transport, eau, etc.). En 2000, le Sénégal intègre l’initiative PPTE (Pays pauvres très endettés). De microscopiques effacements de dette sont à l’horizon, mais à l’unique condition que le pays approfondisse ses réformes néolibérales, si dramatiques pour les populations.
 
Bilan: la souffrance des peuples se poursuit…
 
Autrefois principal produit d’exportation et principale source de revenus des paysans, le secteur de l’arachide est aujourd’hui sinistré. L’État ne soutenant quasiment plus les petits producteurs, ceux qui continuent à produire dans ce secteur sont condamnés à lutter contre des industriels de l'huilerie et les intermédiaires qui jouent avec les prix sur le marché.
 
Les agriculteurs en général ne sont pas dans une situation meilleure. Les récentes initiatives gouvernementales, à savoir le plan REVA (Retour vers l’agriculture – 2006) censé «fixer les populations» et contenir la migration dite clandestine[1], et la GOANA (Grande offensive pour l’agriculture, la nourriture et l’abondance), initiée en réponse à la crise alimentaire de 2008, n’ont donné aucun résultat probant. En réalité, ces programmes aggravent la situation de la petite paysannerie en profitant aux membres et aux proches du régime présidentiel qui se sont accaparé des centaines d’hectares de terres et transforment les agriculteurs en ouvriers agricoles.
 
Les éleveurs ne sont pas épargnés par les affres des politiques et des programmes libéraux. A l’exemple du millier d’éleveurs de la région de Dakar, ils sont expropriés de leurs terres et repoussés vers des zones hostiles. Les zones de parcours et de pâturage sont détruites à cause des projets immobiliers et de la forte spéculation foncière. Sans parler du déficit de personnel vétérinaire qualifié pour cause de désengagement de l’État dans ce secteur.
 
Le secteur éducatif est à terre. Les enseignants connaissent très régulièrement des retards de paiement de plusieurs mois pour leurs maigres salaires. Les parents, qui arrivent à joindre difficilement les bouts, parviennent de moins en moins à faire face aux coûts d’inscription instaurés dans les écoles publiques et à l’université. Les étudiants connaissent extorsions de fonds ou rackets, tandis que, dans un pays avec un taux de chômage avoisinant les 50%[2], celles et ceux qui ont leur diplôme ont très peu de chances de trouver un emploi, qu’il soit lié à leur formation ou non.
 
Enfin, tous les ménages subissent durement l’augmentation constante du prix des produits de base. Pour illustration, le prix d’une bonbonne de gaz butane de 6kg, utilisée quotidiennement par la très grande majorité des ménages urbains, a quasiment doublé en l’espace de quatre mois, passant de 2 500 FCFA à 4 000 FCFA. Les factures d’eau et d’électricité, malgré les coupures incessantes, augmentent constamment.
 
Les créanciers se frottent les mains
 
Le discours dominant affirmait que si les mesures «proposées» par le FMI et la Banque mondiale étaient appliquées à la lettre, les économies du Sud allaient se redresser et voir leur niveau de dette diminuer. Le Sénégal, pourtant un très bon élève de la logique néolibérale, n’a pas connu ce chemin, loin de là. Non seulement la dette extérieure publique n’a pas diminué mais elle a été multipliée par trois entre 1980 et 2009 passant de 1,11 à 2,96 milliards de dollars[3].
 
Durant cette même période, le Sénégal a pourtant remboursé des sommes considérables: le montant transféré par le Sénégal au titre du remboursement de la dette au cours de la période 1980-2008 s’élève à 5,03 milliards de dollars[4]. Concrètement, cela veut dire que le Sénégal, après avoir remboursé cinq fois le montant qu’il devait en 1980, est aujourd’hui trois fois plus endetté. Le système dette a donc joué un rôle clé dans le maintien du transfert des énormes richesses africaines vers les riches créanciers du centre capitaliste. Et ce business très profitable pour certains, sauf changement révolutionnaire, est programmé pour durer longtemps.
 
Le FMI et la Banque mondiale applaudissent des deux mains
 
Le 14 décembre 2010, le FMI déclarait: «Il convient de féliciter les autorités sénégalaises pour la mise en œuvre satisfaisante de leur programme économique appuyé par l’Instrument de soutien à la politique économique (ISPE). La croissance économique s’est redressée en 2010 et devrait se renforcer davantage encore en 2011. Des progrès considérables ont été enregistrés en matière de politiques et les autorités sont déterminées à poursuivre les réformes destinées à relever les défis de taille qui subsistent»[5]. Des déclarations de ce type foisonnent dans les médias. La croissance de la précarité et de la paupérisation ne font pas le poids médiatique face à la croissance du PIB.
 
Recréer l’espoir à partir des peuples
 
Une chose est sûre: la solution ne viendra pas «d’en haut». Les capitalistes africains, les gouvernements et les institutions régionales à leur service, font tout pour que cette situation perdure, le tout avec la bénédiction du capital international dont la soif de profit n’a pas de limite. Cette soif se manifeste aujourd’hui de manière de plus en plus agressive, non seulement en Afrique, mais partout dans le monde. Y compris dans les sociétés du Nord, qui, depuis la crise qui a éclaté en 2008, font la dure expérience de l’ajustement structurel avec, n’en doutons pas, les mêmes conséquences que celles subies par les peuples du Sud durant ces trente dernières années. Construire une société d’égalité et de justice sociale, alternative au capitalisme néocolonial, est parfaitement possible. Mais ce ne sera une réalité que dans l’unité et la réussite des luttes locales et internationales. Espérons que le prochain Forum social mondial, qui se tiendra du 6 au 11 février 2011 à Dakar, sera à la hauteur de tous ces enjeux.
 
Adama Soumare (CADTM Sénégal) et Olivier Bonfond (CADTM Belgique)


[1] Source: «Prisonniers du désert : enquête sur la situation des migrants» Fiche Sénégal, http://www.cimade.org/publications/47
[2] Le taux de chômage était de 49% en 2008 selon l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie du Sénégal
[4] Source: Banque mondiale, Global Development Finance.
https://www.alainet.org/pt/node/146867
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