Brésil / Etats-Unis: entretien avec Felipe Loureiro

08/06/2020
  • Español
  • English
  • Français
  • Deutsch
  • Português
  • Análisis
-A +A

« Le Bolsonarisme identifie dans le Trumpisme une sorte de gardien de l'État-Nation au 21e siècle ». Entretien avec l’enseignant-chercheur brésilien Felipe Loureiro, docteur en histoire économique, spécialiste de l'histoire des relations internationales et des relations entre le Brésil et les États-Unis.

 

Felipe Loureiro est enseignant à l'Institut des relations internationales de l'université de Sao Paulo (USP) et chercheur à l'Institut national des sciences et de la technologie pour les études aux États-Unis (INCT-INEU)

 

- Le gouvernement brésilien a maintenu un alignement automatique et unilatéral sur les États-Unis, pourriez-vous nous expliquer cette nouvelle diplomatie ?

 

Moins qu'un alignement sur les États-Unis, le gouvernement Bolsonaro a un alignement sur l'administration Trump et la nouvelle droite américaine, dont la plus grande expression est le Trumpisme. L'alignement inconditionnel de Bolsonaro avec Trump va à l'encontre des intérêts des secteurs économique, social et politique du pays, représentant une idéologisation profonde de la politique étrangère brésilienne.

 

Le Bolsonarisme identifie dans le Trumpisme une sorte de gardien de l'État-Nation au 21e siècle, contrairement aux intérêts et aux stratégies mondialistes, soi-disant orchestrés par une conspiration du communisme international. Cette conspiration, selon cette perspective, s’appuie sur un réseau de soutien complexe, impliquant des organisations internationales, considérées comme dominées par la Chine, avec des connexions qui traverseraient le monde des affaires, des universités et de la presse, pour détruire les bases de l'identité nationale - dans ce cas brésilien, cette conspiration vise la religion chrétienne et la famille patriarcale monogame et hétéronormative.

 

La soumission aux États-Unis de Trump ne représente donc pas une contradiction profonde pour cet ultranationalisme « bolsonariste », mais, étonnamment, un moyen de sauver la nation brésilienne de ce complot communiste mondialiste, même au détriment des intérêts matériels et stratégiques nationaux, tels que la perte des marchés avec des partenaires importants (Chine et pays arabes par exemple), la fragilisation des institutions multilatérales (qui sont d'une importance énorme pour des pays comme le Brésil pour former des coalitions et contenir les actions unilatérales des grandes puissances), ainsi que le démantèlement de l'histoire des relations institutionnelles du Brésil avec ses voisins sud-américains, notamment dans le cas du Marché commun du Sud (Mercosur).

 

- Comment évaluez-vous les positions de Bolsonaro et Trump face à la pandémie ?

 

Les approches de Trump et de Bolsonaro face à la pandémie ont été très similaires. Même à des degrés divers au cours des derniers mois, tous deux ont défendu la fausse idée que défendre la santé de la population serait incompatible avec la défense de la santé économique de la société. En d'autres termes, tous les deux soutiennent des arguments en opposition aux recommandations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de la communauté scientifique mondiale, que les dommages économiques causés par les mesures d'isolement social - lorsqu'elles sont nécessaires, afin d'éviter l'effondrement du système de santé - seraient plus nocifs pour la population que les effets propres de la pandémie sur les morts et les infectés, compte tenu de la crise économique qui accompagne les actions d'isolement.

 

Cette position a conduit Trump et Bolsonaro à se présenter comme les champions des libertés civiles des citoyens, défendant le droit des citoyens d'aller et venir, de produire et de travailler, ce qui a engendré et qui continue à générer d'énormes conflits avec les autorités politiques locales et régionales, notamment avec les gouverneurs des États et avec les dirigeants des organismes techniques et scientifiques dans le domaine de la santé.

 

En bref, Trump et Bolsonaro font pression pour un retour forcé à la normalité économique, mettant le droit des citoyens à la vie en arrière-plan, et omettant de considérer ce que plusieurs économistes répètent depuis des mois : la crise économique de la pandémie ne se terminera pas par décrets. Ce n'est pas avec la fin des mesures d'isolement social que, du jour au lendemain, les activités économiques retrouveront leur niveau d'avant la pandémie. C'est parce que les personnes doivent se sentir en sécurité pour recommencer à consommer des articles et des services en présence physique – ces aspects-là que techniciens de la santé et scientifiques ne cessent de souligner, d’abord il faut avoir des stratégies de tests de masse, des systèmes d'identification et l'isolement des nouvelles personnes infectées. Définir une structure capable dans le système de santé pour faire face à de nouveaux cas, ce que Trump et Bolsonaro ignorent tous les deux.

 

- Quels sont les impacts politiques et économiques de ces attitudes ?

 

Les impacts économiques de ces approches de Trump et Bolsonaro ont tendance à être plus importants à moyen et long terme. En effet, une réouverture de l'économie sans conditions pour le faire, comme certains États américains l'ont fait, et comme Bolsonaro fait pression pour le faire au Brésil, va très probablement générer de nouveaux pics de contamination, ce qui, à son tour, forcera les autorités de promulguer de nouvelles quarantaines, ou amènera les gens à éviter de descendre dans la rue - ce qui, dans les deux cas, aura des effets durables sur l'activité économique.

 

En d'autres termes, au lieu d'effectuer une mise en quarantaine efficace, d'ouvrir l'économie de manière contrôlée, uniquement lorsque les conditions sont réunies pour cela, et de donner ainsi aux personnes la sécurité de reprendre leurs activités quotidiennes, on prend le risque de créer une situation d'ouverture et de fermeture continue jusqu'à l'apparition d'un médicament ou d'un vaccin contre la maladie, produisant à long terme des effets plus graves sur l'économie.

 

Sur le plan politique, on constate une tendance à la baisse de la popularité de Trump et de Bolsonaro, ce que l'on constate déjà dans les derniers sondages d'opinion publiés tant aux États-Unis qu'au Brésil, accompagnée cependant d'une radicalisation des bases électorales. Fidèles au Trumpisme et au Bolsonarisme, qui voient les autorités et les citoyens qui défendent le maintien des mesures d'isolement social comme de véritables ennemis de la nation. On soutient, conformément aux théories du complot qui caractérisent ces secteurs d'extrême droite aux États-Unis et au Brésil, que les groupes pro-isolement profitent de la pandémie pour déstabiliser les gouvernements Trump et Bolsonaro, instillant le chaos et le désespoir dans la société à travers une crise économique.

 

- L'administration Trump a tenté de déstabiliser l'économie chinoise et avec le COVID19, la Chine est devenue la cible d'attaques permanentes. Bolsonaro a suivi la même logique. Quelles sont les conséquences pour l'économie américaine et brésilienne ?

 

Il est encore difficile de dire si l'escalade des tensions entre la Chine et les États-Unis entraînera une dissociation économico-financière entre les deux pays à moyen terme. Si cela se produit, l'impact sera important non seulement pour l'économie américaine, mais pour l'économie mondiale elle-même, car la Chine et les États-Unis ont des économies profondément intégrées les unes aux autres.

 

L'administration Trump le sait et j'imagine que, surtout dans le cas d'une année électorale aux États-Unis, la tendance est que les attaques américaines soient plus rhétoriques que les actions, même si certaines mesures concrètes peuvent être mises en œuvre, telles que, en fait, ils l'étaient déjà - voir, par exemple, la sortie spectaculaire des États-Unis de l'Organisation mondiale de la santé, accusé par l'administration Trump d'être sous le contrôle de la Chine.

 

Dans le cas du Brésil, au-delà des effets économiques que le pays subirait dans cette hypothèse d'affrontement sino-américain dans le système international, il y a le fait que la Chine est le principal partenaire commercial du Brésil (exportations et importations) ; en plus Pékin est une source importante d'investissements.

 

Le maintien de cette position idéologique radicale du gouvernement Bolsonaro, tout en restant alignée sur l'administration Trump, pourrait avoir de graves conséquences économiques pour le Brésil, en particulier en termes de perte de marchés et d'investissements si les États-Unis et la Chine intensifient les conflits dans le plan mondial, obligeant le Brésil, par exemple, à faire quelque chose qui ne lui appartient pas, à savoir choisir un camp dans ce différend.

 

- Enfin, la dernière question. Le meurtre de George Floyd montre que le racisme structurel semble être enraciné dans une partie de la police nationale américaine. Cependant, la société civile organisée démontre que les jeunes Américains noirs et blancs sont mobilisés pour combattre le racisme qui touche la population noire. Y a-t-il une possibilité que ces manifestations aient un impact sur la réélection de Trump ?

 

Sans aucun doute, même s'il faut encore observer comment la situation évoluera aux États-Unis dans les prochains mois. Je vois deux scénarios possibles : le premier, qui semble se développer, est celui d'un isolement croissant de Trump auprès des secteurs modérés de la société américaine ; et s'il s'accompagne d'une dynamisation électorale des minorités (noirs et latinos, principalement), cela pourrait certainement lui faire perdre les élections de novembre.

 

La mobilisation des minorités et les encouragements à voter en masse pour les démocrates en novembre, dépendra cependant de la campagne présidentielle démocratique de Joseph Biden, s’il incorpore dans sa plate-forme gouvernementale les revendications historiques du mouvement noir américain, comme la question de contrôle de la brutalité policière et la sanction des agents de police impliqués dans des affaires de violence contre des citoyens. Le choix de Biden d'une candidate noire pour la vice-présidence, comme la sénatrice californien Kamala Harris, ou l'ancienne candidate à la présidence géorgienne Stacey Abrams, par exemple, me semble également important, afin de mobiliser les noirs et les latinos dans la campagne.

 

Le deuxième scénario, qui me semble moins probable pour le moment, mais qui ne peut être exclu en aucune façon, est de renforcer le récit alarmiste du « Trumpisme » selon lequel la société américaine aurait besoin de quelqu'un de ferme et de fort pour garantir le respect  « de l'ordre public » face au chaos et au vandalisme perpétrés par des groupes d'extrême gauche - des groupes qui, selon Trump, amplifiés par le monde médiatique néoconservateur, en particulier par Fox News - sont encouragés par les démocrates eux-mêmes à créer le chaos et le désordre dans le société, endommageant l'administration Trump et permettant ainsi aux démocrates de retourner à la présidence en novembre.

 

Il est nécessaire d'analyser les prochains sondages pour voir si ce récit gagnera en consistance dans l'électorat. Mais, semble-t-il, la position « dure et ferme » de Trump, prêchant l'utilisation de l'armée nationale pour restreindre les manifestants, y compris contre les manifestations pacifiques, comme cela s'est produit à Washington le 1er juin, aura tendance à renforcer la perception dans la société nord-américaine d'un président insensible aux difficultés et aux souffrances des citoyens, semblable à la position du président face à la crise de la pandémie de Covid-19.

 

Note : Felipe Loureiro est professeur agrégé à l'Institut des relations internationales de l'Université de São Paulo (IRI-USP), président du comité de graduation de l'IRI-USP et vice-coordinateur de la Chambre d'évaluation et de normalisation (CAN) du doyen des études de premier cycle de l'USP. Docteur en histoire économique de l'USP, il est chercheur au National Institute of Science and Technology for Studies on the United States (INCT-INEU). Il a été chercheur invité à l'Institut d'études des Amériques de l'Université de Londres (2010-2011), au Watson Institute of International and Public Affairs de la Brown University (2017) et à l'Elliott School of International Affairs de la George Washington University (2018). Il a une expérience de recherche dans les domaines de l'histoire des relations internationales, en se concentrant sur les relations entre le Brésil et les États-Unis pendant la guerre froide, et dans le domaine des études sur les États-Unis, notamment sur les institutions gouvernementales et la politique étrangère américaine.

 

6 juin 2020

https://blogs.mediapart.fr/marilza-de-melo-foucher/blog/050620/bresil-etats-unis-entretien-avec-felipe-loureiro

 

 

https://www.alainet.org/pt/node/207077?language=es
Subscrever America Latina en Movimiento - RSS