L’obsession du passé de l’Amérique latine
- Opinión
Eduardo Galeano est décédé le 13 avril 2015 à Montevideo, à l’âge de 74 ans : avec lui, c’est l’un des grands écrivains latino-américains qui disparaît. Ses œuvres originales et idiosyncratiques ont contribué à illuminer l’histoire et la politique de tout le continent. Né dans un Uruguay délaissé, il appartient à cette génération du « boom » des années 1960, inspirée par la Révolution cubaine, qui a projeté la littérature de fiction latino-américaine sur la scène internationale.
Tout en étant auteur de romans, Galeano était un journaliste professionnel engagé à gauche, un poète et un artiste doublé d’un brillant rédacteur en chef. Ce qui a contribué à le rendre célèbre, c’est son invention pionnière d’une nouvelle forme d’essai politique fondé sur sa connaissance encyclopédique du passé de l’Amérique latine. Ses écrits peuvent se comparer à ceux, également novateurs, de Ryszard Kapuscinski et Sven Lindqvist.
L’une de ses premières œuvres, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine [1] (1971) bénéficia d’un « coup » de publicité inattendu en 2009 lorsque le président du Venezuela, Hugo Chavez, en glissa un exemplaire entre les mains du président Obama à l’occasion du Ve Sommet des Amériques à Port-of-Spain (Trinité-et-Tobago, 17 avril 2009). Obama affirma l’avoir lu, ce qui n’était pas très surprenant étant donné qu’une version anglaise, soustitrée Five Centuries of the Pillage of a Continent (« Cinq siècles de pillage d’un continent ») était disponible dans les bibliothèques des universités américaines depuis 1973.
Galeano est né en 1940 dans une famille très catholique de la petite bourgeoisie solidement établie. Son père, Eduardo Hughes, était un fonctionnaire d’origine italienne et galloise. C’est le nom de sa mère, Licia Galeano, qu’il utilisa comme nom de plume. Il débuta sa carrière de dessinateur de presse à 14 ans à El Sol, l’hebdomadaire du Parti socialiste uruguayen, où il illustra de temps à autre les chroniques de Raúl Sendic, dirigeant syndical qui devint par la suite le chef du groupe de guérilleros Tupamaros.
Galeano signait ses dessins du pseudonyme de Gius, forme espagnole du nom de son père. Plus tard, il entra comme rédacteur à Marcha, l’influent hebdomadaire politique et culturel dirigé par Carlos Quijano. Par la suite, emporté par l’enthousiasme du moment pour la Révolution cubaine, il occupa brièvement le poste de rédacteur en chef du quotidien de gauche La Epoca.
Il fit un voyage en Chine et raconta ses aventures dans un livre [2]. Il rencontra aussi les guérilleros du Guatemala et leur consacra un livre : Guatemala, País ocupado, 1967 (traduction française de Dominique Éluard : Guatemala, pays occupé, Maspéro, Paris, 1968).
L’époque où il connut son plus grand succès comme directeur de journal fut celle de son premier exil en Argentine, à Buenos Aires en 1973, où il prit la direction de l’hebdomadaire Crisis.
Né dans des circonstances où l’effervescence politique était à son comble, et où la gauche se battait contre la droite dans une atmosphère de désastre imminent, Crisis reflétait la situation dramatique du moment, avec ses pages accueillant les articles des écrivains les plus célèbres de toute l’Amérique latine.
Plus tard, après la mort du président Peron en 1974, et le coup d’Etat du général Jorge Videla en 1976, Crisis fut interdit par les militaires, et Galeano connut à nouveau l’exil. Il retrouva ses marques en Espagne où il écrivit une autobiographie de ces années, Días y noches de amor y de guerra, publiée en 1978 (traduction française de Claude Couffonet Iliana Lolitch : Jours et nuits d’amour et de guerre, Albin Michel, Paris, 1987). C’est une histoire effrayante, familière pour tous ceux ayant vécu sous les dictatures militaires [3] qui s’étaient emparées du pouvoir en Argentine, au Chili, en Bolivie, au Brésil et en Uruguay.
Lorsque Galeano rentra en Uruguay en 1985, après la chute de la dictature, il décida avec un groupe d’amis de relancer l’hebdomadaire Marcha. Mais comme l’ancien directeur du journal, Carlos Quijano, était mort en exil à Mexico, ils décidèrent de lui donner un nouveau nom, Brecha (site : http://brecha.com.uy). A cette époque, Galeano faisait déjà autorité comme écrivain et il se mit très vite à écrire une série de livres perfectionnant la formule qui avait connu un si grand succès avec Les Veines ouvertes, combinant observations contemporaines et anecdotes historiques. « Je suis un écrivain obsédé par le souvenir » avait-il déclaré un jour lors d’un entretien, « obsédé par dessus tout par le souvenir du passé de l’Amérique, et tout particulièrement de l’Amérique latine, terre intime condamnée à l’oubli ».
Ce premier nouveau départ, intitulé Mémoire du feu [4] est une histoire des Amériques (et parfois de Londres et de Madrid) en trois volumes, racontée année après année dans une série d’anecdotes captivantes. Écrit lorsqu’il était encore en Espagne, le premier volume, publié à Madrid en 1982 sous le titre Los Nacimientos (Les naissances ), couvre la période historique allant de l’époque précolombienne à la fin du XVIIe siècle. Le second volume, Las caras y las máscaras (Les Visages et les Masques), traite des XVIIIe et XIXe siècles, et le troisième, El siglo del viento (Le Siècle du vent), poursuit l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Ce fut son tour de force.
Parmi ses derniers livres les plus connus, on trouve une fantastique histoire du football latino-américain, El fútbol a sol y sombra, 1995 [5].
Galeano était une figure charismatique, populaire sur les tribunes et dans les écrits politiques, doté d’un infatigable enthousiasme, parfois teinté de mélancolie, pour le socialisme et la libération nationale. En tant que journaliste, il s’est entretenu avec la plupart des personnages célèbres du continent latino-américain, dont Fidel Castro, Juan Peron, lors de l’exil de celui-ci en Espagne, Hugo Chavez et Salvador Allende, dont il fut un ami intime.
Galeano fut marié trois fois : à Silvia Brando, avec laquelle il eut une fille, Veronica ; à Graciela Berro, en 1962, dont il eut deux enfants, Florencio et Claudio ; et à Helena Villagra, en 1976.
Il parlait pour ceux qu’on torturait
Compléments de Tariq Ali, journaliste et écrivain.
Mon vieil ami et camarade Eduardo Galeano souffrait d’un cancer depuis quelques temps, mais le traitement faisant parfois effet, il se rétablissait et se remettait à écrire. Plus que tout autre journaliste et essayiste, il parlait pour les opprimés de tout un continent. Ce que Simon Bolivar avait cherché à accomplir par l’épée, Galeano le faisait par la plume. Il cherchait à unir le continent contre l’impérialisme américain : il parlait au nom des voix souterraines du continent lorsque les dictatures militaires soutenues par les Etats-Unis eurent anéanti les démocraties dans la plupart des pays d’Amérique du Sud. Il parlait pour ceux qu’on torturait. Il parlait pour les indigènes écrasés par la double oppression de l’Empire et des oligarchies créoles.
Etait-il optimiste ou pessimiste ? Il était l’un et l’autre, et souvent simultanément ; mais il ne perdit jamais espoir. Celui-ci resta bien vivant durant toute son existence. En témoignent ses écrits lyriques sur l’histoire de l’Amérique du Sud, une histoire écrite sous forme poétique. En témoignent aussi son journalisme, de l’hebdomadaire Marcha dans l’Uruguay des années 1960 au quotidien La Jornada dans le Mexique d’aujourd’hui. Il ne fut jamais dogmatique, restant toujours ouvert aux idées nouvelles.
Après la tyrannie des dictatures, il se rendit compte, comme beaucoup d’autres, que le recours à la lutte armée avait été désastreux, que la Révolution cubaine ne pouvait pas être imitée aveuglément. La naissance de nouveaux mouvements sociaux et la victoire des forces bolivariennes à Caracas (Venezuela), Quito (Equateur) et La Paz (Bolivie) furent une source à la fois d’inspiration et de préoccupation. Il ne voulait pas voir se répéter les vieilles erreurs. A chacune de nos rencontres, cette question revenait de façon insistante. Nous n’avons pas seulement été battus par l’ennemi, insistait-il, mais aussi dans une certaine mesure par nous-mêmes. Nous ne devons pas répéter les erreurs que nous avons commises au XXe siècle.
Son écriture était d’une simplicité biblique, forte et politique, guidée par l’histoire, son maître. Lire Galeano, c’est ce que je conseille fortement à tout jeune aspirant à devenir un journaliste de gauche aujourd’hui. Ne le copiez pas. Tirez les leçons de ses écrits.
Tariq Ali
Traduction de l’anglais et notes : Mireille Azzoug
Illustration : Mariela De Marchi Moyano
- Richard Gott est ancien correspondant du quotidien britannique The Guardian en Amérique latine et auteur de Cuba : A New History, publié aux Etats-Unis par Yale University Press.
23 avril 2015
http://www.medelu.org/L-obsession-du-passe-de-l-Amerique
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