Le nouveau contexte latino-américain et la politique extérieure du Brésil

13/05/2005
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Un héritage extérieur maudit Depuis le début, le gouvernement Lula a mené une politique extérieure différente de et en rupture claire avec celle du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (FHC, 1995-2003). Celui-ci s’était caractérisé par une politique de plus grande subordination que le Brésil ait jamais eue face aux Etats-Unis, depuis les premiers temps de la dictature militaire (1964-1985). Même au cours de cette période, et particulièrement pendant le gouvernement d’Ernesto Geisel [1] - par la jonction de la diversification des investissements étrangers au Brésil, et de l’invocation de la part de Washington de thèmes liés aux « droits humains » - il y eut des conflits et des prises de distance, qui brillèrent par leur absence durant le gouvernement de FHC. Les relations cordiales entre les gouvernements de FHC et de Clinton - visibles déjà par l’envoi d’un conseiller marketing de ce dernier pour la campagne du PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne), ainsi que l’invitation spéciale pour que FHC assiste à l’investiture du nouveau président des Etats-Unis - annonçaient une politique de rapprochement maximum. L’affaire Raytheon - concession unilatérale à l’entreprise nord-américaine, qui avait participé au financement de la campagne de Clinton, et qui a remporté le marché par des méthodes douteuses contre une concurrente française [2] - révélait à quel point le nouveau gouvernement du Brésil se soumettrait aux desseins de Washington. Les invitations faites à FHC pour les réunions de ce que l’on appelait alors « la troisième voie », conduite par Blair et Clinton, donnaient un ton idéologique de l’adhésion brésilienne à la politique de l’axe anglo-nord-américain en matière de politique internationale, au détriment des alliances en Amérique latine et dans le Sud. Et de fait, malgré les conflits sur le plan commercial, le gouvernement brésilien subordonna tous les problèmes à un appui aux politiques des Etats-Unis, tant sur le plan politique et militaire que sur le plan commercial et financier. Même avec le départ de Clinton et l’ascension de George W. Bush, les positions du gouvernement de FHC et de son ministre des Relations extérieures de la dernière période, Celso Lafer, reflétèrent un appui total aux réactions de Washington aux attentats de septembre 2001. FHC annonça même qu’il s’agissait du « commencement de la nouvelle guerre mondiale », tandis que Lafer caractérisait la chute des tours jumelles d’événement « plus important que la chute du Mur de Berlin », révélant ainsi les fétiches de sa préférence, mais révélant surtout comment l’adhésion acritique aux positions de Washington obnubilait sa capacité de discernement sur ce qui se passait dans le monde. En conclusion du bilan de la politique extérieure du gouvernement de FHC, Luis Alberto Moniz Bandeira, dans son livre “As relações perigosas : Brasil - Estados Unidos (De Collor a Lula, 1990-2004)” [« Les liaisons dangereuses : Brésil - Etats-Unis (De Collor à Lula 1990-2004)], publié par Editora Civilização Brasileira l’an passé, affirme : « Pour de vastes secteurs, tant dans les forces armées que dans la société civile, la politique extérieure de Fernando Henrique Cardoso, tout comme sa politique économique, est apparue, de manière générale, comme un simple accessoire au service des intérêts hégémoniques des Etats-Unis, dans le monde, et en particulier en Amérique latine. Les attitudes de Celso Lafer ont contribué fortement à consolider cette perception, et à user encore davantage le prestige du gouvernement, en projetant l’image de servilité aux volontés des Etats-Unis, au cœur d’une gestion tourmentée comme jamais il n’y a eu dans l’histoire de l’Itamaraty (le ministère brésilien des Affaires étrangères) » (p.283) Le Brésil, avec l’Amérique latine dans son ensemble, a vu son profil international être complètement rabaissé, par cette servilité devant Washington, perdant du poids sur le plan mondial. Le Marché commun du Cône Sud (Mercosur) s’est vu réduit à son expression la plus faible depuis sa création, dans les années 80, par l’absence totale de coordination des politiques des gouvernements argentin et brésilien, mais surtout par les politiques libérales, qui ont ouvert de manière accélérée le continent à la pénétration du capital étranger, en particulier le capital spéculatif. L’héritage laissé par des gouvernants tels que FHC, Carlos Menem (en Argentine), Carlos Salinas de Gortari (au Mexique), Carlos Andrés Perez (au Venezuela) et Alberto Fujimori (au Pérou), avait relégué le continent à une région sans force politique et sans poids au niveau mondial. Le renversement des priorités extérieures Depuis le début, la politique extérieure du gouvernement Lula a cherché à se différencier, dans la forme et dans le fond, de celles héritées du gouvernement antérieur. Les propres nominations de deux ambassadeurs exclus et pratiquement punis dans le gouvernement précédent - l’actuel secrétaire général de l’Itamaraty, Samuel Pinheiro Guimarães, et l’actuel ambassadeur en Grande-Bretagne, José Maurício Bustani - à des postes importants, au moment même de l’investiture du nouveau ministre des Relations extérieures, Celso Amorim, montrait déjà la volonté de changement significatif dans la politique extérieure brésilienne. Mais ce n’était pas seulement dans l’attitude que la nouvelle politique extérieure se différenciait de la précédente. Les priorités ont changé, radicalement. Le Mercosur occupait désormais une place stratégique dans cette nouvelle orientation, au détriment de la Zone de libre-échange des Amériques (ALCA, sigles en espagnol), tout comme, parallèlement, les pays du Sud étaient désormais inclus comme champ fondamental d’alliances pour le nouveau gouvernement brésilien. Un nouveau projet, de récupération et d’extension des plans d’intégration, ainsi que des pays pouvant composer un nouveau Mercosur, fut formulé à partir de l’axe Brésil/Argentine, qui voyait se substituer le couple FHC/Menem par celui formé par Lula et Kirchner. Outre l’avancée dans l’intégration commerciale, des propositions comme celles d’un parlement du Mercosur et d’une monnaie commune, clairement reprises de l’expérience européenne, ont été entre autres formulées. L’évolution positive du contexte latino-américain a favorisé cette nouvelle proposition. Les nouveaux gouvernements au Venezuela, en Bolivie, et au Paraguay se sont montrés plus sensibles que les précédents à l’intégration, le Pérou également. Ce processus a pu aussi compter, et en sa faveur, sur l’épuisement de l’euphorie de l’expansion de l’économie nord-américaine, ainsi que du modèle néo-libéral - dont la crise argentine est la meilleure expression -, et sur le passage du gouvernement Clinton à celui de Bush, renforcé par la réaction de celui-ci aux attentats de septembre 2001. En conséquence de ce nouveau contexte, le gouvernement Bush a poursuivi la politique commerciale de Clinton, en étendant des accords bilatéraux de libre-échange - puisque l’ALCA serait bloquée par ce nouveau cadre (latino-américain), comme nous le verrons plus loin - par la signature d’accords avec le Chili, l’Uruguay, le Salvador, l’Equateur, mais sur le plan politique il s’est retrouvé isolé. L’échec de son « représentant » préféré - Vicente Fox, président du Mexique - permit au gouvernement Bush de se concentrer à apporter son soutien sur le continent à Alvaro Uribe, président de la Colombie, impliqué dans une interminable situation de guerre interne. Cela dit, et malgré tout cela, le Mercosur a fini par ne pas avancer beaucoup, bloqué par les politiques libérales - en particulier la brésilienne - qui ne favorisent pas l’intégration régionale, et encore moins la formulation et la mise en pratique d’un projet de développement régional, que requiert une véritable intégration sur le long terme. Les conflits sectoriels entre les groupes patronaux du Brésil et de l’Argentine, en 2004, représentent bien les difficultés de compatibilité entre les intérêts corporatifs et les politiques étatiques d’intégration. La politique extérieure brésilienne a réussi à bloquer le lancement de l’ALCA en janvier 2005, en raison de différences avec la position des Etats-Unis, et de la rigidité des relations de la part du gouvernement Bush. Cependant, le Mercosur a peu avancé. Les progrès les plus importants dans l’intégration régionale sont venus plus récemment. Le triomphe du gouvernement d’Hugo Chávez au référendum d’août 2004 et la victoire du Frente Amplio aux élections uruguayennes, ainsi que la prestation du président vénézuélien au Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre, en janvier 2005, et le résultat positif de la restructuration de la dette argentine, ont créé de nouvelles conditions pour le processus d’intégration régionale. Les propositions d’Hugo Chávez existaient auparavant - celle de Petrosur [3], celle de TV Sur [4], entre autres - mais ce fut seulement quand son gouvernement eut résolu positivement sa crise interne qu’elles gagnèrent de la force. Tout de suite après le FSM, Lula signa des accords historiques avec le gouvernement vénézuélien, qui incluent une coordination de leurs politiques pétrolières, et la construction d’une entreprise commune pour l’exploitation de gaz à Cuba. Ensuite vint la réunion des présidents de l’Argentine, du Brésil et du Venezuela, pour l’investiture de Tabaré Vazquez (1er mars 2005), à Montevideo, où ont été programmés trois sommets entre ces gouvernements, d’autres y étant invités, sur la politique économique, la politique énergétique et les politiques sociales. Le processus d’intégration régionale a gagné de la force et de l’amplitude. La signification de la politique extérieure brésilienne La nature d’une politique, d’autant plus à un moment historique marqué par la forte hégémonie impériale, voit sa signification définie par ses positions par rapport à cette force dominante. Le changement le plus significatif de la politique extérieure du gouvernement Lula comparée à celle de FHC est précisément celle-ci, la conscience de la présence déterminante de l’hégémonie impériale des Etats-Unis. Déjà au moment de la seconde guerre d’Irak, le Brésil a assumé une position claire d’opposition à ce que le Conseil de sécurité de l’ONU appuie l’intervention des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. A la réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancun [en septembre 2003], il y eut la formation du groupe des 20 (G20) - avec la réapparition d’une organisation de pays du Sud, après sa disparition au début des années 80, comprenant, outre le Brésil, des pays tels que la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Argentine, le Mexique, entre autres. Les aspects négatifs de la politique extérieure brésilienne - qui ne lui enlèvent pas son sens général positif - proviennent de la participation à l’opération militaire en Haïti, de la défense de positions libre-échangistes au sein de l’OMC, et de votes au Conseil de sécurité sur l’Afghanistan et Chypre, entre autres, où le Brésil n’a pas montré de position propre. Mais la position à l’OMC et le refus d’appuyer l’Argentine dans la restructuration de sa dette portent la marque de l’équipe économique du gouvernement plus que celle de l’Itamaraty, révélant une dualité (au sein du gouvernement) qui à un moment ou l’autre devra être résolue, tout comme devra être résolue la priorité que l’on veut donner à l’ALCA ou au Mercosur. Cependant, l’insertion internationale de la politique extérieure brésilienne lui donne une importance particulière, magnifiant ses aspects positifs, face à l’absence de remise en cause de l’hégémonie impériale nord-américaine dans le monde. La politique du gouvernement Bush dans son second mandat fait face à une situation d’isolement inédite sur le continent, laissant entrevoir que cela peut encore empirer. La possibilité de l’élection de Lopez Obrador - du PRD [5], candidat favori dans les sondages - au Mexique, ainsi que celle d’Evo Morales en Bolivie en 2006, laissent entrevoir une situation comme jamais ne l’avait connue le continent. Tout ceci bien entendu si Lula parvient à se faire réélire, tout comme Kirchner et Hugo Chávez - ce qui dans leur cas est plus probable que dans le cas brésilien. On peut miser sur le fait que Washington agira de manière directe et brutale pour empêcher que cela arrive, comme elle le fait déjà en essayant d’empêcher la candidature de Lopez Obrador au Mexique, tout comme elle soutiendra la candidature de la droite brésilienne, surtout en l’absence, jusqu’à présent, d’alternatives au Venezuela et en Argentine. Par ailleurs, la mise en pratique des accords définis par les présidents de l’Argentine, du Brésil et du Venezuela, à Montevideo, laisse entrevoir une avancée dans le processus d’intégration régionale, qui peut consolider un pôle alternatif à l’hégémonie des Etats-Unis, comme il n’en existe nulle part ailleurs dans le monde. Considérant que l’Amérique latine est le continent où se trouve le plus fort degré de résistance aux politiques néolibérales, avec le rôle important joué par les mouvements sociaux, mais encore sans sens politique défini, ces accords peuvent remplir ce vide, en plaçant la lutte anti-néolibérale à un degré supérieur. Sa dynamique peut donner au gouvernement brésilien, induisant des effets pour l’intérieur du pays, une nouvelle possibilité de dépassement du modèle maudit hérité du gouvernement de FHC, et à la direction actuelle de l’Itamaraty l’occasion de reprendre véritablement en main la politique extérieure du pays. NOTES: [1] Militaire et président de la République de mars 1974 à mars 1979 (ndlr). [2] En 1994, le Brésil lança un appel d’offre pour un système de surveillance de l’Amazonie, le projet SIVAM, pour lequel se sont disputés les Etats français et étasuniens, pour avantager leurs entreprises respectives, Thomson pour la France, Raytheon Corporation pour les Etats-Unis. Par l’usage de méthodes déloyales d’espionnage et d’intimidation (mise sur écoutes de la présidence brésilienne et menaces de rétorsion commerciale dans le cas où le contrat échapperait aux Etats-Unis, notamment...), le marché d’un montant de 1,3 milliards de dollars, a fini par être remporté par la Raytheon Corporation (ndlr). [3] Accord de coopération énergétique signé entre le Venezuela et l’Argentine en juillet 2004 (ndlr). [4] A ce sujet, lire : www.risal.collectifs.net/article.ph... [5] Parti de la Révolution Démocratique. Le Mexique vit actuellement une crise « de gouvernabilité », en raison de la tentative d’éviction, par ses opposants et pour des raisons juridico-légales à la limite du ridicule, d’Andrés Manuel Lopez Obrador, maire de la ville de México, de la course aux présidentielles en 2006 (ndlr). Traduction et adaptation : Isabelle Dos Reis et Frédéric Lévêque, pour RISAL (www.risal.collectifs.net/).
https://www.alainet.org/fr/active/10107?language=en
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