Déclaration de guerre civile indigène
27/10/2003
- Opinión
Les évènements d'avril et de septembre 2000, ainsi que ceux
de juin-juillet 2001, annoncent déjà ce qui s'est passé le
dimanche 21 septembre 2003 à Warisata, dans l'Altiplano
[Haut-plateau.] nord de La Paz, avec la déclaration publique
de « guerre civile ». Les habitants d'Achakachi, de Huarina
et de Warisata, les communautés de l'Altiplano nord et des
vallées de Sorata, les indigènes de la région du Chapare,
ont été les acteurs des impressionnantes mobilisations
survenues dans la région au cours des années 2000 et 2001.
Les barrages routiers de l'année 2000 dans l'Altiplano nord
de La Paz ont été une démonstration de force en même temps
qu'une manifestation d'autonomie des communautés indigènes
aymaras et quechuas face à l'État. Ces mobilisations sont
les premiers soulèvements indigènes du XXIe siècle en
Bolivie ; dans le même temps, elles constituent une étape
importante dans la mise en cause du modèle économique
libéral. Comment comprendre les évènements récents de
Warisata ? Comment expliquer la « déclaration de guerre
civile » tant sur le plan symbolique que politique ?
La mémoire des luttes indigènes et l'État
Dans un premier temps, il est indispensable de connaître
l'histoire des soulèvements indigènes à l'époque coloniale,
puis sous la République. Il faut ensuite prendre en compte
les conditions particulières de lutte dans le cadre des
politiques libérales d'aujourd'hui. Chez les indigènes, il y
a une longue histoire de déclarations de guerre à l'État. De
ce point de vue, la « guerre civile » déclarée à Warisata
reprend la tradition de Tupac Katari et celle de Zarate
Willka. Le premier avait déclaré la guerre aux Espagnols en
1780-81, le second l'avait déclarée à la République en
1899 : après les proclamations de Caracollo et Peñas, il y
eut ainsi un gigantesque soulèvement indigène dans toute la
région centre et sud de l'Altiplano ainsi que dans les
vallées de Bolivie. Dans l'histoire de ces soulèvements,
apparaissent toujours des « casernes indigènes », des
gouvernements locaux ou régionaux et des symboles du pouvoir
indigène. L'État, quant à lui, est héritier d'une longue
histoire de massacres destinés à noyer dans le sang, non
seulement toute velléité indigène d'auto-gouvernement, mais
même les plus élémentaires demandes de justice sociale. De
fait, on peut dire que l'histoire de l'État en Bolivie,
c'est l'histoire des massacres d'indigènes. Il y a donc deux
logiques opposées, irréductibles, qui s'affrontent. A
certains moments, l'opposition s'intensifie. A l'inverse, il
peut y avoir, à certaines époques, des pactes fragiles entre
les ayllus [1] et l'État ; ces pactes sont rompus à la
moindre crise. Telle est la ligne rouge qui traverse
l'histoire politique et sociale de la Bolivie, avec une
« frontière ethnique » interne entre les indigènes (ou
indiens) et les groupes blancs/métis dominants.
Les indigènes de Sorata, Ilabaya, Achakachi et Warista ont
participé à la guerre du Chaco contre le Paraguay en 1932-
1935. C'est au nom de cette mémoire historique que les
indigènes aymaras et quechuas exigent de l'État un droit de
citoyenneté que celui-ci leur refuse systématiquement. Cette
participation à la guerre, vécue comme un épisode des
rebellions indiennes, a été transmise oralement par les
grands-parents à leurs enfants et petits-enfants. Enfin, les
indiens n'ont pas seulement maintenu la mémoire de cette
guerre, ils en ont aussi conservé les armes.
Les aymaras de l'Altiplano nord participent à la révolution
de 1952. En 1953 déjà, Achakachi possède une caserne
« paysanne » où campe le régiment Gualberto Villaroel ;
d'autres casernes paysannes s'organisent, notamment à
Patamanta, dans la province des Andes. Le MNR [2] s'organise
au sein de ces casernes comme parti « révolutionnaire » et
se constitue une clientèle auprès des masses paysannes. Ce
lien se renforce dans les années 1960 et 1970, avec le
« pacte militaire-paysan ». Les responsables de l'État
semblent avoir oublié que les paysans furent armés en 1952
par le MNR lui-même. C'est le cas du ministre de l'intérieur
Yerko Kukoc lorsqu'il affirme : « Une analyse sérieuse est
nécessaire quant aux gens de Warisata et Sorata qui semblent
avoir la capacité de s'opposer par les armes aux forces de
l'ordre » [3].
Warisata et les mobilisations sociales en Bolivie
Les évènements de Warisata ont lieu à la suite des
gigantesques mobilisations sociales contre la vente de gaz
naturel aux États-Unis et au Mexique via les ports chiliens.
La ville d'El Alto est le cadre d'une une grève générale
réussie, puis d'une grève de la faim de dirigeants paysans
représentant les 20 provinces de la région de La Paz. A
cette grève de la faim s'ajoute celle des veuves d'anciens
combattants de la Guerre du Chaco. Il y a de fait un climat
de belligérance entre le gouvernement et les secteurs
indigènes ou paysans.
Le 7 septembre 2003, une marche vers La Paz, organisée
contre la vente du gaz arrive à El Alto depuis l'Altiplano,
les uns de Huarina, les autres de Caracollo. A El Alto, les
marcheurs s'établissent pour la semaine sur le campus de
l'université et dans l'auditorium de la radio San Gabriel.
Le 13 septembre, quelques organes de presse font état de
l'échec des barrages routiers organisés au nord de La Paz.
Le 16, on annonce des barrages sur la route qui mène aux
Yungas de Caranavi, et on reparle de l'échec des barrages
sur l'Altiplano. Le 15 et le 16, la Fédération des comités
d'habitants de la ville d'El Alto (FEJUVE) appelle à une
grève générale illimitée contre les formulaires maya y
paya : ce projet de la Mairie devait conduire à une
augmentation de la fiscalité locale. L'appel est totalement
suivi, et la principale revendication des grévistes,
l'annulation des formulaires maya y paya, est satisfaite. Le
vendredi 19, d'immenses manifestations ont lieu à El Alto,
La Paz, Cochabamba, Oruso, Potosi contre le projet de vente
de gaz. Sur la place de San Francisco, à La Paz, des
mannequins à l'effigie du président Sanchez de Losada sont
brûlés aux cris de « Guerre civile, maintenant, oui ! ». Les
manifestations sont violemment réprimées, avec emploi de gaz
lacrymogènes.
A Sorata, des barrages routiers avaient été signalés pendant
la deuxième semaine de septembre ; l'information ne semblait
pas revêtir une importance particulière. Mais, le 19, le
ministre de la Défense en personne arrive en hélicoptère,
les soldats interviennent et font usage d'armes à feu. Le
gouvernement prétexte une « opération humanitaire » destinée
à libérer les « otages » retenus à Sorata, c'est-à-dire les
40 touristes et commerçants bloqués par le barrage routier.
Il convient d'ailleurs de noter que des touristes étrangers
interrogés ultérieurement ont précisé qu'ils ne s'étaient
pas sentis en danger. C'est à Sorata, le samedi 20
septembre, que tombe la première victime de la violence
policière et militaire. Et c'est dans l'après-midi du 20 que
se produisent à Warisata les affrontements qui feront cinq
morts, quatre indigènes, dont un enfant de 8 ans, et un
soldat. Le lendemain, un autre soldat est tué. Le
gouvernement évoque avec insistance une embuscade montée par
les indigènes contre le convoi militaire et policier qui
arrivait de Sorata ; cette version est diffusée
complaisamment par les médias. Mais les dirigeants et les
habitants ont une autre version : provocations militaires
lors de l'entrée des troupes dans les villes d'Achakachi et
de Warisata, perquisition des domiciles de dirigeants,
arrestation d'un d'entre eux, utilisation par les soldats
d'armes de guerre. A Sorata, pendant ce temps, les indigènes
prennent et dévastent les bâtiments publics et les hôtels
Copacabana et Prodem : « Avec les incendies de la sous-
préfecture, du tribunal agraire, du cadastre, du
commissariat et de la mairie, toute présence de l'État
bolivien a été réduite en cendres » commente La Razon. Le
même journal rappelle qu'en septembre 2000, à Achakachi,
« les indigènes avaient pratiquement pris le commandement de
la région, sans que les militaires n'osent sortir de leurs
casernes » [4].
Sorata, Warisata et les communautés indigènes entrent en
convulsions et rééditent les évènements survenus trois ans
auparavant à Achakachi. Le drapeau bolivien a disparu,
partout remplacé par la Wiphala (bannière indigène composée
de carrés multicolores). Le 21 septembre, une grande
assemblée des communautés indigènes a lieu à Warisata.
L'indignation est générale. On veille les morts, et parmi
eux, la fillette de 8 ans. C'est à ce moment que les
indigènes déclarent « la guerre civile » au gouvernement de
Gonzalo Sanchez de Lozada, en brandissant les vieux fusils
Mauser survivants de la Guerre du Chaco et de la Révolution
de 1952. La Razon titre : « Les paysans de Warisata montrent
leur armement ». L'appel public à une « guerre civile »
indigène est repris par tous, femmes, hommes, jeunes et
anciens, dans des termes similaires à ceux des zapatistes
mexicains. Une des personnes interviewées par la chaîne de
télévision ATB s'exprime ainsi : « C'est une guerre civile
déclarée. Tôt ou tard, nous vaincrons. Parce que nous sommes
des milliers. Le peuple doit s'armer, d'une façon ou d'une
autre, le peuple doit s'armer ».
L'appel à la guerre civile trouve naturellement des relais.
A Warisata se trouve une école normale, héritière d'une des
premières écoles indigènes fondée dans les années 1930.
Cette école forme beaucoup de jeunes instituteurs ruraux,
qui travaillent dans les communautés et sont des acteurs de
la vie locale d'autant plus importants qu'ils parlent
l'aymara ou le quechua et s'identifient aux luttes des
communautés de la région. Dans ces conditions, la nouvelle
de la « déclaration de guerre civile » se répand vite dans
les pampas de l'Altiplano et dans les vallées.
Le 21 septembre, dans la ville d'El Alto, les dirigeants
paysans des 20 provinces [5] de La Paz, qui étaient déjà en
grève de la faim depuis douze jours, déclarent un deuil
national de 90 jours, ainsi que « l'état de siège » indigène
sur les provinces de La Paz. Le document est communiqué à la
presse par Felipe Quispe, le Mallku [6], qui précise que la
vie des soldats n'est pas garantie dans les territoires
soumis à « l'état de siège ». Il est enfin décidé qu'une
partie des dirigeants grévistes de la faim se rendent auprès
des communautés pour impulser les barrages routiers et le
blocage des transports de marchandises vers La Paz.
De la part des indigènes, la déclaration « d'état de siège »
revêt une portée historique : outre l'aspect symbolique, il
faut y voir la volonté réelle de construire un
« gouvernement indigène » qui reproduirait l'expérience de
1899 (Peñas, département d'Oruro). En dépit de la division
et de la fragmentation régionale qui caractérisent le
mouvement indigène aujourd'hui, la déclaration est une
manifestation de force et de détermination. Une
détermination qui peut se vérifier dès le lundi 22, avec les
blocages des routes La Paz-Oruro, La Paz-Achakachi,
Achakachi-Copacabana, Achakachi-Sorata et La Paz-Rio Abajo
(dans ce dernier cas, malgré un accord signé entre
dirigeants locaux et gouvernement). La pénurie s'installe
progressivement sur les marchés de La Paz et d'El Alto.
Dans la nuit du 22 septembre, Evo Morales [7] annonce une
réunion des cocaleros (producteurs de coca) du Chapare pour
mettre en place des actions de solidarité avec les indigènes
de Warisata et de l'Altiplano de La Paz ; cette réunion,
finalement, ne pourra pas se tenir.
La coalition gouvernementale est dans une situation
critique ; les manifestants demandent la démission du
président Sanchez de Losada ; le président, quant à lui,
soutient qu'on « n'acceptera plus un seul blocage routier »
en Bolivie Le gouvernement multiplie les appels au dialogue,
mais, dans la pratique, il intensifie la répression.
Analyse de « l'état de siège » et de la « déclaration de
guerre civile » indigène
Dans la région nord de La Paz, ainsi que dans certaines
vallées voisines, il y a un fort sentiment d'« autonomie »,
et une aspiration à l'auto-gouvernement indigène. Il existe
des organes judiciaires indigènes au niveau des communautés,
et même au niveau provincial. Il y a de plus une très forte
identité aymara et quechua liée au territoire historique et
mythique du lac Titikaka. Les sentiments d'appartenance
collective et identitaire s'étendent sur un vaste
territoire, et intègrent l'histoire et la mémoire des luttes
indigènes.
C'est dans ce contexte qu'on peut comprendre la
« déclaration de guerre civile » indigène. La question se
pose cependant de savoir pourquoi le terme de « guerre
civile » est employé, compte tenu du fait que l'expression
« guerre civile » renvoie à l'affrontement armé de deux ou
plusieurs camps au sein d'un même État. S'agit-il de l'appel
à une révolution indienne, ou indigène ? Ou bien faut-il y
voir l'utilisation stratégique des symboles d'un pouvoir
politique indigène afin de créer un rapport de force
favorable face à l'État ? Premier élément de constat, la
mise en scène d'un dispositif clairement guerrier : armes,
drapeaux (la Wiphala), cagoules. Il faut tenir compte de
l'impact que pourrait avoir dans d'autres régions ce type de
démonstration. En Bolivie, le malaise est en effet général
face à une situation historique de discrimination et de
domination ethnique. Selon une étude réalisée en 2000, 81,2
% de la population est indigène ; le recensement de 2001,
quant à lui, donne un taux de 61,2 % pour la population qui
se considère comme indigène. Mais quelle que soit la
proportion réelle, toutes les études s'accordent à constater
que cette population est la plus pauvre.
Dans la « déclaration de guerre civile », il y a deux
aspects. Il s'agit d'une démonstration de force indigène, où
la force réside d'ailleurs plus dans le nombre que dans les
capacités militaires à proprement parler. Et c'est la
démonstration stratégique et symbolique d'une capacité
d'interpellation directe de l'État. Le message politique qui
est envoyé est que ce type de manifestation pourrait se
multiplier, créant ainsi un climat général de guerre civile.
Des systèmes combinés de messages symboliques sont mis en
oeuvre avec une double cible, les différents secteurs et
régions indigènes d'une part, le gouvernement lui-même
d'autre part, l'objectif étant d'obtenir des améliorations
des conditions de vie pour les indigènes. Le gouvernement
peut persister dans l'idée de faire juger les insurgés de
Warisata , mais dans ces conditions, cela pourrait provoquer
de la part des communautés indigènes une réaction qui ne
relèverait plus du message symbolique : c'est une véritable
guerre civile qui serait alors à l'ordre du jour. Avec
« l'état de siège » décrété dans la ville d'El Alto, se
manifeste la capacité indigène de se réapproprier les
instruments étatiques ; le sens des mots est ici inversé :
ce sont les indigènes qui décrètent l'état de siège au sein
de leurs territoires et qui se réapproprient le monopole
étatique de l'usage de la force. Il y a ici aussi une
réminiscence historique dans ce détournement des mots : lors
de la guerre indigène de 1781, à l'époque coloniale, c'est
en tant que « vice-roi » que Tupac Katari signait les
documents envoyés aux ayllus de la région.
Conclusion Les évènements de Warisata ne peuvent se
comprendre sans tenir compte des conditions structurelles de
la domination ethnique en Bolivie, ainsi que de l'impact
socio-économique destructeur des politiques libérales dans
les communautés, ayllus et centres urbains majoritairement
habités par des populations indigènes, pour la plupart
andines. Dans ce cadre, les différentes manifestations
symboliques (déclarations de « guerre civile » et de
« l'état de siège », mises en scène renvoyant à la mémoire
des luttes indigènes, Wiphalas, fusils Mauser, cagoules)
pourraient laisser place à des actions de plus grande portée
politique et militaire.
Il est intéressant de constater à quel point Warisata
réveille des sentiments de solidarité en dehors même de la
région, et jusque dans les centres urbains de La Paz et El
Alto. Le mardi 23 septembre, les commerçantes du marché de
La Paz ferment leurs étals en solidarité avec les indigènes
de Warisata. Les organisations de El Alto envoient du
ravitaillement aux protagonistes des barrages routiers ; de
nouveaux barrages routiers continuent à s'établir jusqu'au
25 septembre. Les routes autour d'El Alto, et
particulièrement la route Huarina-Achakachi, sont envahies
par une multitude d'indigènes.
Dans ces mobilisations il y a un fort ancrage identitaire
indigène : celui-ci apparaît d'une part dans la dimension
paysanne, ou syndicale, de la lutte, d'autre part dans les
structures sociales autonomes, administratives ou
judiciaires.
NOTES:
[1] Ayllu : collectivité agraire basée sur des liens de
parenté, de voisinage, mais aussi sur un système de travail
coopératif et de propriété collective. (n.d.tr.)
[2] Mouvement national révolutionnaire (MNR) : parti
nationaliste bourgeois qui prend le pouvoir lors de la
révolution de 1952. Il dirige aujourd'hui la coalition
gouvernementale qui mène une politique ultra-libérale.
(n.d.tr.)
[3] La Razon, du 22 septembre 2003.
[4] La Razon, du 22 septembre 2003.
[5] En Bolivie, le département est la principale subdivision
administrative. Le département est constitué de provinces.
(n.d.tr.)
[6] Felipe Quispe est le secrétaire de la Confédération
Syndicale Unique des Travailleurs de la terre de Bolivie
(CSUTCB). C'est un militant respecté, qui a été prisonnier
politique pendant de longues années et a subi la torture. Le
qualificatif de Mallku fait référence au condor, à l'esprit
de la terre. (n.d.tr.)
[7] Evo Morales est dirigeant indigène, syndicaliste paysan
et candidat du Mouvement vers le socialisme (MAS, gauche
radicale) aux élections présidentielles de 2002, arrivé en
deuxième position avec 21 % des voix. (n.d.tr.)
Pablo Mamani est un indien Aymara, sociologue de formation,
chargé de cours à la Faculté Latino-américaine de Sciences
Sociales (FLACSO), Equateur.
Version résumée de l'article.
Résumé & traduction : Philippe Duvingt.
Article original en espagnol : "Bolivia : Declaración de
guerra civil indígena", ALAI, América Latina en Movimiento,
26-09-03.
https://www.alainet.org/fr/active/5852
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