Lula, Kirchner : l'occasion perdue
30/06/2004
- Opinión
Il y a juste un an, les gouvernements leaders du Cône Sud ont laissé passer une
occasion en or
de consolider une certaine forme de gestion post-néolibérale ou véritablement
progressiste.
Luiz Inacio Lula da Silva a pris ses fonctions au début de janvier 2003, porté
par un océan
d'attentes favorables, et en mai Néstor Kirchner commençait à surprendre par des
décisions
longuement attendues, comme la mise à la retraite des états-majors militaires et
policiers. Le
thermomètre de l'espoir a monté de quelques degrés, à tel point que les plus
optimistes -
surtout dans l'entourage du ministre argentin de l'Économie, Robert Lavagna -
auguraient un
bloc conjoint entre l'Argentine et le Brésil pour faire face au FMI et, au
mieux, on pouvait
même espérer un default (non-paiement de la dette) conjoint qui ferait trembler
les créanciers.
Le 16 octobre, les deux présidents ont signé le Consensus de Buenos Aires,
durant la visite de
Lula en Argentine, un document aussi général et étendu qu'ambigu, dans lequel
ils se
proposaient « de garantir aux citoyens la pleine jouissance de leurs droits et
libertés
fondamentaux, y compris le droit au développement, dans un cadre de liberté et
de justice
sociale ». Bien qu'il y eût des références abondantes au Mercosur (Marché commun
du Sud,
rassemblant l'Argentine, le Brésil, l'Uruguay et le Paraguay, créé en 1991,
ndlr) et à
l'intégration régionale - on pariait sur le multilatéralisme et l'on montrait
des réticences
envers l'ALCA (Zone de libre échange des Amériques, ndlr) -, on a choisi de
laisser en
dehors la question de la dette externe. Quand l'Argentine a dû faire face en
solitaire à une
dure négociation avec le FMI au début de cette année, le gouvernement de Lula
s'est limité à
une vague déclaration diplomatique.
À l'heure actuelle, les deux gouvernements affrontent des problèmes internes qui
les privent
d'oxygène et d'une marge de manoeuvre pour essayer au moins de récupérer le
temps perdu :
ils ont laissé passer le moment sans affronter la moindre réforme structurelle.
Malgré les
différends que Kirchner nourrit avec les entreprises privatisées du secteur
pétrolier et des
chemins de fer, la possibilité de promouvoir des re-nationalisations n'est pas à
l'agenda. Le
cas de Lula est, si l'on veut, encore plus grave. Le sociologue Octavio Ianni a
synthétisé dans
une récente interview sa vision de la gestion du PT (Parti des travailleurs)
avec une
affirmation lapidaire : « Ils ont assumé le gouvernement et ils ne savent pas de
quel côté va le
bateau. Ils sont abasourdis. Ils incarnent les personnages d'un bateau de fous
».
Exagérations ? Lula lui-même a reconnu, dans une interview publiée le 22 juin
par Página 12
(quotidien argentin, ndlr), qu'en 2003 le Brésil a payé 47,9 milliards de
dollars pour les
intérêts de sa dette. Soixante-dix pour cent des exportations annuelles. « Nous
avons obtenu
un excédent fiscal de 4,25 pour cent du PIB et avec cela nous avons seulement
réussi à payer
20 milliards de dollars ; le reste, nous avons dû le reprogrammer. C'est-à-dire
que l'excédent
n'arrive pas à payer les énormes intérêts », a-t-il ajouté. Malgré tout, son
gouvernement n'a
pas le moindre doute quant à devoir payer ponctuellement les intérêts de la
dette.
Avec ce panorama, on ne peut pas s'étonner que la popularité du gouvernement
brésilien ait
chuté à des niveaux qui rendent très difficile la réélection de Lula en 2006. Le
taux
d'approbation supérieur à 60 pour cent qu'il avait au départ est tombé en juin
de cette année à
29 pour cent, au-dessous du niveau d'approbation le plus faible de la première
présidence de
Ferdinand Henrique Cardoso (33 pour cent). La principale promesse de Lula était
de
combattre le chômage, mais 67 pour cent des personnes interrogées par l'Institut
Sensus, dans
une enquête diffusée le 22 juin, disent que le problème principal du pays est,
justement, le
chômage. Maintenant Lula a une marge de plus en plus étroite. Il est en pleine
campagne
électorale pour les municipales d'octobre : de leur dénouement - surtout à Sao
Paulo - dépend
l'avenir de son gouvernement. Ce n'est pas le moment d'essayer des changements.
Pour Kirchner aussi la lune de miel est terminée. La crise institutionnelle
argentine, qui l'a
catapulté à la Casa Rosada (le palais présidentiel, ndlr), garde tout son
potentiel
déstabilisateur. Il y a 10 jours, les habitants du quartier de Palermo, de la
classe moyenne
élevée, ont brûlé un commissariat en réponse au meurtre d'un jeune homme suite à
des
pratiques policières connue comme « gatillo facil » (détente facile). La
couverture de Página
12 du vendredi 25 est un véritable hommage à la crise de crédibilité des
institutions : une
voiture de la police renversée et en flammes, telle a été la réponse des
habitants du quartier
Isidro Casanova, une zone détruite par le chômage, à la mort d'un jeune homme
dans une
discothèque, tué par la police à ce qu'il semble. Pour un avocat du CELS, un
organisme de
droits humains, ces réactions sont l'effet des politiques de main de fer contre
les secteurs
populaires.
Il y a un an, les deux pays les plus importants de la région avaient vu
s'installer des
gouvernements qui pouvaient affronter des changements de fond. Mettre en
application des
politiques économiques non-néolibérales au Brésil, basées sur la réorientation
de l'appareil
productif vers le marché interne, en promouvant une croissance endogène. En
Argentine,
l'agenda consistait à mettre fin à la crise de légitimité des institutions, à
promouvoir
l'inclusion des millions d'exclus de la décennie menemiste et à commencer à
reconstruire une
partie de l'appareil industriel dévasté. Dans les deux cas, le panorama un an
plus tard est
décourageant : Kirchner et Lula ont mal profité du moment le plus favorable pour
les gauches
depuis de nombreuses décennies, et se sont consacrés à poser des emplâtres et
des compresses
tièdes là où ils devaient pratiquer une grande chirurgie. À partir de novembre,
quand
Washington sortira de l'impasse causée par les élections, ils pourront commencer
à se repentir
du temps perdu.
Traduction : Hapifil (hapifil@yahoo.fr), pour RISAL.
https://www.alainet.org/fr/active/7020
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