L’État marron et l’aventure Martelly

21/03/2016
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Les défaillances de l’État marron haïtien ne viennent pas d’extra-terrestres mais bien des Haïtiens, qui ont programmé leur conscience depuis 1804 à partir de cette informatique non maitrisée de la gestion de soi et des autres. La barque nationale coule avec des matelots incompétents qui, de plus, ne sont même pas à la barre. Le système autocratique installé par Dessalines lui-même a d’ailleurs contribué à son assassinat. Nous sommes tous, vous et moi, responsables de nos malheurs. On ne peut pas imputer aux seules puissances colonialistes la tendance irrésistible de nos dirigeants à se déclarer à vie et à monopoliser tous les pouvoirs. Les fraudes électorales de 1806 en témoignent, créant la première guerre civile haïtienne. Rares sont nos dirigeants qui ne sont pas ambitieux et pratiquent l’autolimitation de soi.

 

De génération en génération, nous gérons un héritage d’intrigues et de refus de toute transparence dans les affaires publiques. Nos fausses croyances nous conduisent à subir l’État qui découle des forces de l’habitude rendant normal l’exécrable. « Le pays est né la tête en bas » disait Edmond Paul, « né sans tête » selon Dantès Bellegarde. Rares sont les dirigeants qui ont été à la hauteur de leurs fonctions. La paralysie des esprits frise la démence et entrave tout libre arbitre. L’histoire d’Haïti, dit Jacques Roumain à Nicolas Guillén en 1937, est celle d’une « éponge gorgée de sang ». Déchirements, affrontements souvent sanglants jalonnent notre parcours national. En s’enfermant dans un mur d’indifférence, nos dirigeants, depuis Boyer en 1825, ont livré les finances nationales à la France.

 

Cet instigateur de notre décadence est suivi par Salnave qui offre aux Américains le Môle St. Nicolas en 1865 en échange de leur appui en vue de la prise du pouvoir. Le relais est pris par Salomon qui reconduit son offre et anime le feu allumé par Boyer en donnant la Banque nationale aux Français tout en liquidant la bourgeoisie commerçante haïtienne en 1883-1884. Et depuis lors, aucun gouvernement ne peut éteindre le brasier. La baïonnette n’est plus l’arme secrète des généraux qui considèrent que les lettrés sapent leur autorité. Refusant de calmer le jeu devenu dangereux, ils s’en prennent à l’intelligence anticipatrice. La cassure arrive avec la défaite d’Anténor Firmin en 1902 et la fusillade des intellectuels, dont Massillon Coicou en 1908. Nos dirigeants sont partout et nulle part. Sans prise réelle sur les hommes et le cours des choses. La farce des emprunts de 1825, 1874-1875, 1896 et 1910 a mis le pays en lambeaux avec une dette dont les produits ne sont pas utilisés à bon escient.

 

Les Haïtiens se doivent de perdre le sourire

 

À la veille de la Première Guerre mondiale, le président Cincinnatus Leconte décide d’offrir le Môle Saint Nicolas aux Allemands. La déstabilisation générale continue avec cinq gouvernements en quatre ans. C’est l’impasse totale. Haïti ne peut éviter le pire : l’occupation américaine de 1915-1934. Les Américains en profitent pour casser les oligarchies régionales, centraliser et mettre en place le blindage militaire nécessaire pour assurer le parachutage des gouvernements. La promotion de l’École militaire sortie en 1931 contient les officiers Paul E. Magloire, Léon Cantave, et Antonio Th. Kébreau qui assumeront la sélection des présidents jusqu’à François Duvalier en 1957.

 

Ce dernier continuera sur la même lancée en payant pour que les Américains envoient une mission militaire en Haïti en 1958 et en créant les tontons macoutes. L’insignifiance triomphe. La devise implicite du duvaliérisme est : suivre sans comprendre et paraître sans être. La zombification est généralisée, l’âme haïtienne est confisquée. La médiocrité se trouve renforcée et déterminée à rester dans la première ligne, où Duvalier l’a mise. D’où l’aventure Martelly. Ainsi s’explique que la barque nationale soit ivre. Sans capitaine, ni boussole, ni gouvernail. À la dérive. À la merci des flots déchaînés.

 

Brosser le tableau de 212 ans de brigandage ne peut laisser aucun goût plaisant à la bouche. En indiquant le diable incoercible qui terrasse Haïti, il a été nécessaire de reconstituer la vérité des origines de la sottise. Il faut avoir le cœur bien accroché pour qu’il continue à palpiter devant l’agonie d’un pays exténué par une décadence enivrante. Devant l’impuissance historique à vaincre l’idiotie qui s’affiche à chaque conjoncture. On risque aussi d’étouffer devant l’ampleur du mal que le duvaliérisme nous a légué. Au point que certains en ont fait leur identité. En effet, comment respirer devant les malheurs de notre temps sous le tissu serré des bandi legal qui ont pour seules certitudes la confusion et le combat contre toute modernité ? Les Haïtiens se doivent de perdre le sourire et de lancer un appel pathétique au monde entier pour sortir du trou qu’ils ne cessent de creuser.

 

La reproduction de la bêtise

 

On sait comment la City Bank avait donné sa preuve d’affection pour Haïti en la forçant à contracter l’emprunt de 40 millions US$ en 1922. Le président Dartiguenave qui trainait les pieds, pour ne pas être mangé à cette sauce, est remplacé par le président Borno. Roger Farnham, vice-président de la City Bank, utilise tous ses atouts pour mettre fin au carambolage des dettes d’Haïti envers la France. Alors les baisers sont ininterrompus. La tendresse laisse la place aux sensations qui dérangent. Haïti découvre le grand amour avec l’augmentation de sa dette extérieure qui atteint 900 millions US$ à la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986, dont 90% contractés au cours des 15 dernières années. En dépit du fait qu’Haïti ait payé des intérêts annuels de 39 millions de dollars, la dette a encore augmenté entre 1986 et 2005, atteignant 1.7 milliard US$ en 2005.

 

Suite au tremblement de terre de 2010, la dette extérieure a été pratiquement effacée. Mais le gouvernement Martelly a remis la corde autour du cou d’Haïti et la dette extérieure en 2016 est de 1.7 milliard US$. Signalons que la plus grande partie de cette dette qui provient du programme PetroCaribe (finançant des travaux superflus, fictifs et enfin à des prix gonflés) a été volée par les bandits au pouvoir . Nous avons déjà dénoncé cette arnaque en novembre 2014 dans une série de cinq articles publiés à AlterPresse ayant pour titre : La corruption rose et les fonds PetroCaribe. La politique fiscale de l’État était déjà du gangstérisme avec la taxation de la diaspora sans l’existence d’une loi votée au Parlement et sans une contrepartie au niveau de la représentation politique des Haïtiens en diaspora. La crise fiscale au niveau des recettes va connaître alors une nouvelle dimension au niveau des dépenses avec les fonds Petrocaribe.

 

La démangeaison des gangsters devant l’argent a atteint son paroxysme au point que le service de la dette de PetroCaribe n’a pas été fait. On est loin du bricolage de quelques petits escrocs. L’essence a été vendue, le prix encaissé et non versé au fournisseur vénézuélien pendant huit mois. Il s’agit du grand banditisme de truands d’envergure qui ont attaqué la pauvre Haïti et l’ont dépouillé. À cette fin, ils ont utilisé toutes les complicités pour extorquer au pays les maigres ressources mises à sa disposition. La densité de la corruption n’a jamais été aussi intense. On la sent, sous-jacente, dans chaque action. Elle envahit la société, dans chaque recoin, sous un visage différent.

 

En faisant le constat de la reproduction de la bêtise, nous tentons d’expliquer pourquoi le malheur est le plus fort. C’est la première étape pour tenter de limiter les dégâts. Qu’on se réfère à l’ascension de Martelly qui a caché longtemps derrière le credo de sa musique ses intentions inavouables. Prototype de l’absurdité, cette caricature contaminée du duvaliérisme jeanclaudiste, a été lâchée sur Haïti comme une bombe par les plus hautes autorités américaines. Comme l’expliquent les journaux Washington Post [1] et New York Times [2], Mme Hillary Clinton, Secrétaire d’État américain, a utilisé toute sa grâce pour affronter notre canicule et imposer l’incandescent Sweet Micky. Et, le venin dans les veines, nous avons accepté la danse délirante sans broncher. Pire, nous n’avons rien appris de notre étroitesse de pensée et d’action.

 

En effet, l’apologie de la douleur et de la destruction continue puisque les dirigeants du PHTK, au lieu de se retrouver derrière les barreaux pour escroqueries diverses, ont encore l’audace de vouloir participer aux élections. C’est grotesque et criminel ! Le désordre social règne avec des cyniques, des médiocres et des opportunistes décidés à perpétuer la souffrance historique du peuple haïtien. Qu’on ne se méprenne pas ! Les services secrets américains ne sauraient être ciblés comme les seuls responsables de la catastrophe haïtienne. On n’oubliera jamais l’incomparable écho que le président Bill Clinton a donné aux luttes démocratiques en condamnant les expériences réalisées par la CIA sur des milliers de cobayes humains dans les années 50 et 60.

 

Tout comme Bill Clinton a eu le courage de signer l’Executive Order en octobre 1995 condamnant des expériences de manipulation mentales ou de l’esprit, tout comme Bill Clinton a demandé pardon aux victimes [3], il est pertinent de penser que les générations futures d’Haïti pourront bénéficier d’une critique de l’impertinence américaine. Toutefois, ces générations ne seront pas plus avancées tant que la société haïtienne ne fera pas sa propre autocritique. Elles demeureront épuisées et défaites tant que la structure mentale dictant nos comportements ne trouvera pas une cohérence convenue. Seulement alors, pourrons-nous résoudre le mystère de l’existence d’un pays déterminé à fonctionner « la tête en bas » ou « sans tête », établir une continuité progressiste et reconstituer les fragments de notre miroir éclaté.

 

- Leslie Péan ets économiste, écrivain

 

 

[1] Karen Attiah, « Hillary Clinton needs to answer for her actions in Honduras and Haiti », Washington Post, March 10, 2016.

 

[2] Yamiche Alcindor, « High Hopes for Hillary Clinton, Then Disappointment in Haiti », New York Times, March 14, 2016.

 

[3] Bill Clinton - Apology To Human-Experiment Victims, You Tube, october 15, 2012.

 

 

Source: AlterPresse, 20 mars 2016

http://www.alterpresse.org/spip.php?article19880#.VvBiNkDYSyc

 

https://www.alainet.org/fr/articulo/176209
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