De véritables élections en Haïti pour sortir de l’engrenage du malheur (1 de 3)
- Opinión
Haïti va-t-elle mettre fin au rituel d’élections frauduleuses produisant ce que Robert Benodin nomme le « leadership sauvage »[1]? Telle est la question dans tous les esprits après le passage du cyclone Matthew qui a provoqué le renvoi des joutes programmées pour le 9 octobre. Une mesure opportune considérant l’étendue des dégâts dans cinq des dix départements géographiques du pays. Toutefois le désastre que ce cyclone Matthew a imprimé à notre société ne saurait nous faire laisser de côté la fantaisie, la légèreté, bref le complot contre la qualité avec lequel nous gérons notre environnement. En effet, aucun renouveau ne sera possible sans mettre une fin à la machine coloniale esclavagiste qui a imprimé son modèle dans nos comportements. On ne peut pas se contenter d’élections comme à l’accoutumée. Un saut qualitatif est nécessaire. La mise en place de structures capables de gérer l’aide aux sinistrés est nécessaire et cela demande une réforme de l’État.
Depuis la naissance de la république d’Haïti en 1804, celle-ci est prise dans l’engrenage du malheur de dirigeants autocratiques qui refusent toute alternance et veulent se perpétuer au pouvoir par tous les moyens. Selon la plupart des observateurs et analystes dignes de foi, une lente descente aux enfers aurait commencé dès l’assassinat de Dessalines en 1806 et s’est accélérée à un rythme infernal à partir du gouvernement des Duvalier en 1957. À mon sens, le simple rappel de ces deux dates, aussi importantes qu’elles soient, ne va pas à l’essence du mal. En réalité, les luttes pour le pouvoir absolu précèdent 1804. Il faut remonter plus loin pour saisir les mécanismes de pouvoir déjà à l’œuvre dans la société saint-dominguoise. Des mécanismes qui n’ont jamais été brouillés et qui ne sont l’objet que de rares discussions critiques. Il faut remonter à la période 1791-1795 qui voit les luttes de pouvoir entre Jeannot, Jean-François, Biassou, Moïse, Toussaint Louverture, pour comprendre la genèse de la gouvernance despotique en Haïti. Des luttes de pouvoir à la racine de l’aberration des régimes qui, à quelques exceptions près, se succèdent depuis plus d’un demi-siècle.
Les luttes pour le pouvoir sont terribles entre les anciens esclaves dirigeant la grande révolte du Bois-Caïman d’août 1791. Pour mémoire, Jeannot est tué par Jean-François et Biassou en novembre 1791. Ce dernier meurt en Floride en 1801 tandis que Jean-François s’éteindra en Espagne en 1822. Toussaint élimine son propre neveu Moïse tandis que Dessalines fait disparaitre Charles Belair. Toussaint Louverture est trahi par Dessalines et Christophe en 1802 et meurt en 1803. Le Congrès de l’Arcahaie du 18 mai 1803 ne vide pas les vrais contentieux de recherche de pouvoir absolu matérialisée dans la guerre du Sud entre Toussaint et André Rigaud. En ce sens, le Congrès de l’Arcahaie n’est qu’une parenthèse vite oubliée, comme le montre la guerre civile qui démarre trois ans plus tard entre Christophe d’un côté et Pétion/Boyer de l’autre. L’injustice et le crime sont paradigmatiques dans une société qui a fait disparaître Capoix, le héros de Vertières, trahi et tué le 10 octobre 1806 par Christophe sous les ordres de Dessalines. Ce dernier sera à son tour assassiné une semaine plus tard le 17 octobre 1806.
Il convient d’ajouter à ces luttes de pouvoir l’élimination des combattants que furent les Petit-Noël Prieur, Lamour Dérance, Romaine la Prophétesse, Gingembre Trop Fort, Cacapoule, etc. qui n’ont jamais déposé les armes dans la guerre contre les Français. Ce n’est donc pas en 1806 que le cauchemar a commencé. Nous nous jouons nous-mêmes de mauvais tours en refusant d’examiner en profondeur la part de la tromperie et des manigances de nos dirigeants narcissiques et vaniteux dans la genèse de notre État. Faute de considérer le moteur de notre déraison, l’assassinat de Dessalines devient une échappatoire pour ne pas traquer les séquelles de l’esclavage dans notre conscience de peuple. Dans nos structures mentales.
Un cortège de malheurs
Dans le modèle qui se perpétue depuis l’indépendance, les ressources publiques sont accaparées par un petit groupe au détriment de la grande majorité de la population qui croupit dans la misère et l’ignorance. Il n’existe aucune transparence et l’impunité est généralisée. Chaque gouvernement protège les bandits qui l’ont précédé en refusant de faire un audit des dépenses publiques et des malversations. Et quand il y a un procès comme celui de la Consolidation en 1904, c’est pour la galerie car les condamnés tels que Cincinnatus Leconte, Tancrède Auguste, Vilbrun Guillaume Sam deviennent Présidents de la République en 1911, 1912 et 1915. Comme si ce sont des voleurs avérés qui doivent diriger ce pays. Tout au cours du 20e siècle, le malheur a poursuivi notre pays avec une gouvernance autocratique appuyée par une communauté internationale soutenant des dictateurs ou apprentis dictateurs sortis d’élections corrompues et manipulées par les affairistes.
L’une des plus récentes de ces élections frauduleuses est celle de Michel Martelly en 2010. Les correspondances échangées entre les dirigeants américains et une fraction du secteur privé haïtien pour porter le président Préval à ne pas annuler les élections de 2010 en attestent largement [2]. Les épisodes de malheurs qui en ont résulté restent encore à être analysés. Elles le seront quand des Haïtiens qui ont encore du caractère se décideront à prendre leurs propres affaires en main et à limiter les interférences de la communauté internationale principalement représentée par le Core Group des États-Unis d’Amérique, de la France, du Canada, etc. En effet, ce qui nous manque le plus ce sont des hommes et des femmes de caractère capables de défendre leurs idéaux au risque de leurs vies.
Les défis à relever
Le sénateur Moravia Morpeau , sénateur, trésorier de l’Union Patriotique en était conscient quand, en pleine occupation américaine, il écrivait : « L’abaissement des caractères entraine la ruine d’un État ». Le déclin qui a conduit à Martelly mérite donc d’être analysé dans tous ses détails. Dans cette conjoncture électorale marquée par la coalition des forces du statu quo international et national qui refusent d’avoir tort et qui sont déterminées à continuer avec des gouvernements de doublure à la Martelly ou à la Soulouque, les enjeux sont plus que jamais majeurs. L’objectif du Core Group est de démontrer qu’Haïti a eu tort d’annuler les élections du 25 octobre 2015 et qu’il ne fallait pas accepter les conclusions du rapport de la Commission Indépendante d’Évaluation et de Vérification Électorale (CIEVE).
À la veille des prochaines élections, nous ne vivons pas seulement un sale temps marqué par le passage du cyclone Matthew. Notre pays est constamment balloté entre le néant et la médiocrité. Il y a comme un refus de penser ce mal qui nous accable. Chaque génération est incapable d’intégrer la grande majorité de la population dans la vie nationale. Nous continuons de renouveler les pratiques esclavagistes de refus d’accepter que tous les citoyens du pays ont des droits inaliénables à l’éducation, à la santé, au travail, au logement, etc. Nos élites politiques et économiques agissent comme les Black masters, ces noirs américains propriétaires d’esclaves dans le Sud avant la guerre de sécession [3]. Les catastrophes naturelles nous démontrent que notre organisation sociale est déficiente, anachronique et irresponsable. Pourtant, nous préférons ignorer cette réalité et nous mentir à nous-mêmes. Comme le disait Dantès Bellegarde, cela fait longtemps depuis que nous vivons un sale temps marqué par « l’abaissement actuel des caractères qu’aucun noble idéal n’aiguillonne, sur une scène politique où ne s’agite que de la poussière d’hommes … [4] ». Une situation qui peut être corrigée si le processus électoral permet l’accession au pouvoir d’une génération porteuse d’autres valeurs et d’une nouvelle éthique. En ce sens, les défis à relever sont énormes. D’autant plus que les recommandations de la CIEVE concernant les mal élus au parlement n’ont pas été suivis par le CEP dans leur intégralité.
En effet, on voit difficilement le peuple haïtien remettre au timon des affaires un ou des individus liés à la mascarade du PHTK de Martelly qui a, entre autres calamités, replongé le pays dans un endettement de plusieurs milliards de dollars et provoqué en cinq ans une dépréciation de la gourde de plus de 50%. Les produits de première nécessité sont tous devenus plus chers sous le gouvernement PHTK dont la politique monétaire n’a bénéficiée qu’à une infime minorité de privilégiés. Des individus liés à un parti qui ont dilapidé les ressources de PetroCaribe ne sauraient être récompensés par un nouveau mandat. En ce sens, le verdict de la Cour des Comptes de la France est sans appel : « la persistance d’une corruption à grande échelle illustrée en mars 2012 par le scandale des "41 contrats" mine la confiance des donateurs qui sont incités à durcir encore des conditionnalités, ce qui rend l’aide de plus en plus difficile à verser [5]. »
La conscience n’est pas donnée au départ
Les taxes collectées sur les transferts financiers de la diaspora et les appels téléphoniques internationaux qui devaient être utilisés pour l’éducation dans le cadre du PSUGO ont été détournées systématiquement par le PHTK. Selon le professeur Charles Tardieu, « Cinq ans plus tard, la débâcle est totale et immense : 1) on constate que le PSUGO est gangréné de multiples scandales administratifs et financiers qui sapent complètement sa crédibilité ; 2) il est impossible de savoir le nombre réel d’écoles et/ou d’écoliers ayant bénéficié du PSUGO parce que toutes les statistiques sont falsifiées à la base avec complicité des responsables [6] . » Si les électeurs haïtiens devaient donner une victoire électorale au PHTK, ils se comporteraient exactement comme leurs ancêtres esclaves le firent en septembre 1791. En effet, on a vu alors des esclaves se mettre avec des affranchis pour combattre les Blancs (bataille de Pernier du 20 août 1791) et ensuite d’autres esclaves, ayant à leur tête le nommé Philibert, se mettre aux côtés de leurs maitres blancs dont l’esclavagiste Caradeux pour combattre les affranchis. Des pratiques confirmant que la conscience n’est pas donnée au départ, comme l’ont démontré Sénèque dans l’Antiquité romaine et, plus près de nous, le philosophe allemand Hegel.
Les élections doivent montrer en clair que le peuple haïtien rejette les voleurs. Et ce peuple doit rester dans les rues pour défendre son vote contre toute manipulation électronique. La stratégie consistant à propulser à la direction des affaires publiques des vicieux, des nuls et des ignorants est profondément ancrée dans la vision tonton-macoute du monde et de la vie politique. Pour les vicieux, on peut se référer à l’expérience du Chancelier américain Dean Rusk à l’occasion de la réunion de Punta del Este en Uruguay pour expulser Cuba de l’OEA le 28 janvier 1962. En effet, Dean Rusk se devait d’écrire dans ses frais de séjour que le petit déjeuner lui a coûté $ 2,25 tandis que le déjeuner avec le chancelier haïtien René Chalmers lui a couté $ 2.800.000. La conscience haïtienne a été achetée et Cuba a été expulsé de l’OEA. La corruption est utilisée systématiquement par les Américains quand il s’agit pour eux de défendre leurs intérêts. Ce qui a fait dire au président Jimmy Carter en août 2016 que les États-Unis sont une « oligarchie d’une corruption illimitée » [7].
L’ignorance au pouvoir
L’oligarchie américaine sait comment s’occuper des vicieux tout en laissant les scientifiques et autres savants développer les meilleures universités et centres de recherche. Mais dans des pays comme Haïti, elle fait le contraire en s’assurant que ce sont des cancres qui sont au sommet de l’État. Les duvaliéristes se sont réclamés à cœur joie de cette politique obscurantiste. Ce n’est donc pas un hasard si Michel Martelly a fait ouvertement la promotion de l’ignorance en s’attaquant aux intellectuels. Il devait s’enorgueillir d’être devenu président de la république sans avoir de « plôme » en face de gens qui avaient plusieurs diplômes. Ces inepties sont devenues monnaie courante et les crétins se bombent le torse sans la moindre honte.
Aussi s’explique-t-on que Pierre Richard Casimir, Ministre des Affaires Étrangères, fasse un discours le 2 octobre 2012 à la résidence de l’Ambassadeur d’Allemagne en commençant par saluer le président de la République fédérale d’Allemagne, Christian Wulff. Les diplomates présents n’ont pas cru leurs oreilles, car Christian Wulff avait démissionné de ses fonctions depuis janvier 2012 et avait été remplacé en mai 2012 par Joachim Gauck [8]. Quand le Chancelier haïtien ignore le nom du président de la république de la troisième puissance mondiale après les États-Unis et la Chine, à quoi peut-on s’attendre ? Cette dérive n’est pas particulière à la diplomatie haïtienne. Elle affecte tout le corps social. La semaine dernière, un jeune qui a terminé ses études secondaires (classe de philosophie) me disait le plus calmement du monde qu’il n’avait jamais entendu parler de Pradel Pompilus. Quelle tristesse ! Cette dérive installe l’insouciance qui est devenue la voie royale. Pour des générations qui se veulent spontanées, l’improvisation doit être aux commandes. Les enfants sont enterrés vivants avec la télé et les jeux sur les réseaux sociaux qui les abrutissent. La carence de capital humain nécessaire au développement augmente. C’est en refusant d’être sur cette longueur d’ondes qu’Haïti se donnera un autre mode de fonctionnement. À mille lieux de l’irrationalité et de l’insignifiance qui rendent le pays insaisissable dans cette descente aux enfers. Il est encore temps de trouver un grand compromis autour de centres d’intérêt communs et d’une grande cohérence. En ce sens, les prochaines élections sont décisives. (à suivre)
- Leslie Péan est économiste, écrivain
Source photo : Nations Unies
[1] Robert Benodin, « Réflexions du RDNP sur la saisie d’armes à Saint-Marc », 15 septembre 2016.
[2] Voir la lettre de Cheryl Mills en date du 31 janvier 2011 adressée au Secrétaire d’État Hillary Clinton, dans UNCLASSIFIED U.S. Department of State Case No. F-2014-20439 Doc No. C05779147 Date : 09/30/2015
[3] Michael P. Johnson and James L. Roak, Black Masters : A Free Family of Color in the Old South, New York, Norton, 1984. Lire aussi Gary Mills, The Forgotten People : Cane River’s Creoles of Color, Baton Rouge, 1977.
[4] Dantès Bellegarde, Écrivains haïtiens, Port-au-Prince, Imprimerie Deschamps, 1950, p. 199.
[5] Cour des comptes français, L’aide française à Haïti après le séisme du 12 janvier 2010, Paris, Janvier 2013, p. 66.
[6] Charles Tardieu, Le Psugo, l’une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti, Port-au-Prince, 30 juin 2016, p. 6.
[7] http://www.bvoltaire.fr/hildegardvonhessenamrhein/us-oligarchie-dune-corruption-illimitee,198684
[8] Marie Thérèse Désinor, « Haïti : Une diplomatie à la dérive... », AlterPresse, 3 novembre 2012.
Source: AlterPresse, 7 octobre 2016
http://www.alterpresse.org/spip.php?article20709#.V_mIZIWcHIU
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