Souveraineté nationale toujours en berne

06/06/2011
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Haïti a vécu les trois derniers mois de l’année passée et les quatre premiers de celle en cours des situations dramatiques d’origines diverses. Pour sa clarté, nous divisons l’analyse en deux grands évènements dont l’un s’imbrique dans l’autre malgré leur nature différente, car en dernière instance, ils influent l’un et l’autre sur le cours politique. Nous ne sous-estimons pas les dégâts causés par le cyclone Tomas. Nous ne nous y attarderons pas du fait de son caractère très éphémère malgré le lot immense de dommages qu’il a laissé derrière lui. L’ouragan n’a fait qu’empirer la calamité des gens dont une large proportion n’est pas encore parvenue à un stade de post- séisme. Beaucoup de ces gens-là se retrouvent encore au 12 janvier 2010 plus d’un an après le tremblement de terre dévastateur. Ce phénomène naturel s’est vite mué en une catastrophe sociale d’une envergure effrayante. Nous nous référons davantage au brusque surgissement du choléra et à l’achèvement du processus électoral terminé en deux tours successifs.
 
En pleine campagne électorale, selon un calendrier imposé par ladite communauté internationale pour le renouvellement du tiers du Sénat de la République, de l’ensemble de la Chambre des députés et pour celui du président de la République, un phénomène inouï dans notre histoire d’État- nation a renversé tous les esprits. Il s’agit de l’apparition du choléra durant la première quinzaine du mois d’octobre. Pourtant, ce phénomène qui s’apparente à une catastrophe naturelle a été provoqué par des mains humaines, d’une manière consciente ou inconsciente. Certains responsables nationaux et internationaux insistent sur l’existence d’un tel bacille dans le pays sans pouvoir en donner le moment précis et nient d’autres recherches historiques. D’après ces dernières, le choléra est une innovation chez nous malgré sa présence préalable dans les Caraïbes. Les gouvernements antérieurs avaient pris les mesures nécessaires pour éviter son immigration dans le pays alors qu’il a causé plus de quinze mille morts vers la fin du dix-neuvième siècle, à la Jamaïque voisine.
 
Aujourd’hui, après son cortège de plus de cinq mille morts et de plusieurs centaines de milliers de personnes affectées, cette maladie subite dans notre culture médicinale préventive à base d’horticulture a atteint sa phase endémique. Elle évolue en dents de scie en se sédentarisant surtout dans les milieux ruraux les plus éloignés, attendant les moindres petites négligences et le plus petit terrain propice pour reprendre son offensive. Il est vrai qu’une conjugaison d’un ensemble d’efforts tous azimuts a écorné son déploiement à travers le pays. Le secteur public et les ONGS de toute taille s’y sont mis pour soigner et alerter la population et lui indiquer les mesures préventives pour s’en protéger. L’Institut Culturel Karl Lévêque (ICKL) s’est aussi engagé dans la partie en apportant sa contribution en sérums oraux et en produits chlorés dans ses milieux d’intervention. Cependant, à chaque grosse averse, la tendance se remet à la hausse et l’on craint une forte remontée pour la prochaine saison pluvieuse. Déjà, on recommence à compter des morts non seulement dans les milieux reculés de la province, mais aussi à la capitale, notamment dans les camps d’hébergement qui, de nature provisoire, semblent se transformer tranquillement en permanente. La Commission Intérimaire de la Reconstruction d’Haïti (CIHR) s’enlise dans des projets brumeux dont la construction d’un espace dit moderne où seront logés de nouveaux bâtiments publiques et de centres commerciaux, hôteliers et touristiques. Comment en serait-il autrement ?
 
Les conséquences sociales du choléra se révèlent très importantes. Il s’attaque à une population vulnérable à des niveaux divers et conséquemment inhibe les relations sociales, même entre et parmi les êtres les plus proches. La bienséance traditionnelle des Haïtiennes et des Haïtiens entre eux se dilue par peur de la transmission de la bactérie. Malgré tous les conseils des autorités compétentes, d’aucuns ont modifié leur habitude alimentaire pour diminuer le plus possible tout risque de contamination. La vente du poisson et des légumes a connu une baisse considérable depuis la deuxième moitié du mois d’octobre de l’année dernière. Le manque de confiance de bon nombre de gens en nos principaux dirigeants dépasse la frontière politique pour devenir général. En définitive, le choléra dans toutes ses dimensions a des conséquences morales et affectives, interpersonnelles et politiques.
 
L’un des éléments politiques qui accompagne le déclenchement du choléra se retrouve dans l’accusation portée contre la Mission des Nations-Unies de Stabilisation d’Haïti (MINUSTAH) sur l’origine de ce bacille et l’accentuation du rejet populaire de cette mission. Plusieurs voix ont dénoncé le contingent népalais cantonné en amont du fleuve de l’Artibonite pour y avoir déversé des matières fécales. Le chercheur français du nom de Renauld Piarroux, épidémiologiste et spécialiste en choléra, a dans un rapport commandité par le ministère de la Santé Publique, effectivement confirmé l’origine népalaise du microbe. La majorité du pays reste convaincue de la responsabilité de la force d’occupation malgré tous les démentis des responsables. Durant la deuxième quinzaine du mois d’avril, l’expertise demandée par le Secrétaire général des Nations-Unies M. Ban Ki-moun n’a pas pu cacher l’évidence. Ce nouveau rapport a renforcé, au contraire, la conviction populaire en révélant la même source de la maladie même si ce rapport déresponsabilise le contingent népalais de la MINUSTAH en excluant toute volonté expresse de nuire à la santé du peuple haïtien. Cela a dévoilé une occasion en plus pour un nombre grandissant d’organisations militantes de démontrer l’inutilité de la MINUSTAH dans le pays et de demander son départ.
 
La plupart des candidats en course électorale à tous les niveaux avaient pour protéger et la chèvre et le chou, timidement emprunté le pas en promettant une désoccupation progressive s’ils arrivaient à être élus. Mais, déjà, on commence à voir que ce n’était que paroles opportunistes de politiciens traditionnels à la recherche d’un électorat fébrile qui s’accommode facilement aux discours trompeurs de ces politiciens. Une fois élus et avant même leur investiture officielle, ils se renient pour ne pas trahir leur vraie conviction de classe antipopulaire. Le nouveau président Michel Martelly a déjà offert sa collaboration à la MINUSTAH et à la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH). Cette nouvelle entité spoliatrice de notre souveraineté nationale a été montée de toute pièce par les puissances internationales. Le professeur et sociologue Franklin Midy a ainsi montré l’origine subite mais préconçue de cette nouvelle sangsue dans les affaires internes du pays : « Plus qu’étonnant, le sénateur Anacacis, promoteur du vote de la loi d’urgence du 16 avril qui a créé la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti ou la commission de tutelle, nous informe que : « les Étrangers ont mis tout leur poids dans la balance pour faire adopter la loi ». C’est donc, poursuit M. Midy, à la suite des pressions indues et d’ingérence de la communauté internationale que furtivement, dans « une ambassade occidentale » relève le sénateur, une loi extraconstitutionnelle a été imposée au peuple haïtien. Politiquement inacceptable, le malheur naturel et la situation d’urgence créée par le séisme ont servi de prétexte aux États dominants de l’Occident pour installer en Haïti un État d’urgence soumis, non souverain, inscrit depuis longtemps, au titre de ‘’Plan B’’ dans leur agenda d’intervention ». [1] C’est le cas de dire que : La souveraineté nationale est toujours en berne.
 
En effet, ces six derniers mois ont baigné aussi dans une atmosphère de fortes agitations politiques qui ont culminé avec les élections du dimanche 28 novembre 2010. Ces élections qui se sont déroulées sous la houlette de ladite communauté internationale, n’ont pas amélioré l’image du gouvernement et celle des puissances occupantes tant les fraudes et les magouilles les plus grossières ont scandé cette journée de joutes nationales. Du côté du Conseil Électorale Provisoire (CEP), c’était la déconfiture. Un grand nombre d’électrices et d’électeurs ne pouvaient pas repérer leur bureau de vote. Dans les milieux ruraux, les bureaux de vote, en général, se trouvaient au moins à deux heures de marche de la case des paysans pauvres qui voulaient remplir leur devoir citoyen. Cette attitude reflète tout simplement le comportement méprisant de la classe politique séculaire envers eux. Du côté des candidats, c’étaient, avec la complicité de leurs partisans zélés ou tout simplement monnayés, les bourrages d’urnes, les violences et les intimidations de toutes sortes qui ont maculé les votes de cette minorité de moins de 20% de l’électorat potentiel qui a été aux urnes en cette journée.
 
Tous les candidats à la présidence à l’exception du poulain du président Préval en faveur de qui les fraudes-dit-on-les plus massives s’étaient organisées, avaient au beau milieu de la journée de ce dimanche, réclamé l’annulation des élections. Après avoir exigé de leurs mandataires de se retirer des bureaux de vote, ils ont même prononcé une conférence de presse pour dénoncer les irrégularités flagrantes constatées par tout le monde. De sordides manœuvres ont porté Mme Mirlande et M. Martelly, l’actuel élu à la présidence, à saborder leur propre déclaration pour reconnaître la valeur des élections. Ils les ont ainsi légitimées à leur façon en abandonnant leurs compagnons de combat conjoncturels. Cette esquive n’est pas sans conséquence sur la suite du processus.
 
Le CEP a proclamé un premier résultat qui avait donné gagnant Mme Manigat et M. Jude Célestin. M. Martelly occupait alors la troisième place dans le classement des candidats. Cette proclamation a déclenché des mobilisations violentes à travers la République à un point tel que le président de la République, M. René Préval, a fait appel à une mission de l’OEA pour trancher le différend. La mission a désapprouvé le CEP en substituant M. Martelly, devenu depuis le 27 mars dernier le nouveau président de la République, à M. Célestin. La façon dont cette mission avait planché sur ce dossier n’a pas manqué d’influencer le deuxième tour des élections. Ces dernières ont débouché sur une crise consciemment fomentée par les responsables électoraux en renversant le rapport des votes et en donnant gagnant 17 députés et 2 sénateurs du camp présidentiel sortant et en renforçant ainsi une majorité relative très importante du groupe Unité sans attachement réel au président M. René Préval. Déjà sans cette augmentation de la majorité aux deux chambres, le nouveau Président aurait à faire face à une opposition parlementaire qui sans certains compromis ou même certaines compromissions, bloquera toutes ses initiatives. À cause de cette nouvelle crise politique, les deux chambres législatives ont dû ouvrir leurs premières séances en l’absence des candidats contestés et sont parvenues à amender à la va vite la Charte mère de mars 1987 sans aucune consultation au sein de la population.
 
Pourquoi d’ailleurs une consultation des citoyennes et des citoyens ? Lors de la séance marathon du dimanche 8 mai dernier pour ‘’ bonifier’’ la Constitution, un sénateur a déclaré : « Nous les sénateurs et les députés, nous sommes les représentants du peuple et ce peuple a investi toute sa confiance en nous. » N’est-ce pas là le fruit de l’élasticité de la démocratie représentative, du moins chez nous ? On peut comprendre pourquoi les législateurs qui approchaient vers la fin de leur mandat se sont arrogé le droit de le prolonger jusqu’aux prochaines joutes prévues en l’année 2013. Pourtant, le sort des membres des Collectivités électorales qui se trouvent dans la même situation qu’eux est soumis à la volonté du nouvel exécutif. La Constitution a toujours été simultanément et paradoxalement la bête noire, le cheval de Troie et le socle démocratique de tous nos dirigeants depuis sa promulgation en mars 1987 jusqu’à la déclaration de la victoire du nouveau chef d’État, M. Martelly. Qu’adviendra-t-il après le 14 mai ?
 
Le boycott évident des élections par la grande majorité de la population, sous-estimé par les responsables de ce mauvais jeu et le choix de M. Martelly doivent signifier quelque chose. On peut y déceler un rejet du pouvoir de l’actuel chef de l’État et un mépris envers la classe politique traditionnelle. Les plus jeunes ont pensé tenter leur chance avec quelqu’un qui d’après eux seraient en dehors du système politique qu’il a lui-même vertement critiqué. Pour le remplacer par quoi ? C’est autre chose. Et les plus matures ont voté soit pour l’intellectuelle qu’est Mme Manigat ou rejeté les deux qui au fond ne présentent pas de différence marquante dans leur cadre idéologique. Seulement, le président Joseph Michel Martelly a requinqué sa popularité du fait d’avoir au cours de sa carrière de musicien parcouru le pays. Il connait mieux celui-ci, maîtrise davantage le langage populaire. Cette proximité lui a permis de mobiliser en partie une couche des masses lavalassiennes au détriment de l’autre candidat dont même le créole laisse à désirer. Il a ainsi séduit environ 800,000 voix sur un peu plus d’un million de voix exprimées, c’est-à- dire moins d’un quart de la population en âge de voter.
 
Nous nous attendons bientôt à un revirement violent de l’électorat à majorité jeune qui n’a pas su mesurer les limites fallacieuses des promesses du candidat Martelly, totalement acoquiné à la droite ou même à l’extrême-droite. Le nouveau président élu, M. Michel Martelly s’enorgueillit d’être un prosélyte dans la politique haïtienne. Pourtant, un bref regard sur le parcours du nouveau président montre clairement ses accointances avec le duvaliérisme dans sa version jean-claudiste. Son implication directe à côté de son ami Michel François dans le coup d’État de septembre 1991 contre le premier président démocratiquement élu depuis notre ascension à l’indépendance en janvier 1804 ne relève pas du simple hasard. Les promesses faites à la population haïtienne dans le domaine social ne riment pas avec le crédo des puissances multinationales.
 
Puisque son langage de proximité avec les grandes masses du peuple ne correspond pas vraiment avec leur situation, point n’est besoin d’être sorcier pour prédire dans un avenir proche des luttes sociales qui embraseront le pays. Le nouveau gouvernement se délierait-il de ses convictions anti-peuples ? Cela serait dans l’ordre des miracles et ne correspondrait à aucune analyse scientifique. Il est évident que l’élection du nouveau président a accru la division au sein de la population haïtienne. Les luttes politiques vont s’intensifier tous azimuts avec de nouveaux paramètres, comme l’épiphénomène du clivage du vieux démon Noirs mulâtres qui pourrait même brouiller les luttes de classe. En profiterons-nous pour construire le Camp du Peuple- Kan Pèp la- sur des bases rationnelles ?
 
- Marc-Arthur Fils-Aimé est  Directeur de l’Institut Culturel Karl Levêque (ICKL)
 
[1] Franklin Midy : Haïti : tutelle furtive, colère sociale manifeste. Article paru dans la revue Rencontre No.22-23 Juillet 2010. P25
 
 
 
https://www.alainet.org/es/node/150509
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