Les responsabilités haïtiennes dans les occupations américaines (1 de 2)

06/08/2015
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Les manifestations marquant le centenaire de l’occupation américaine de 1915 viennent de se terminer dans un concert de rappel de faits spectaculaires et il n’y a eu aucun débat sur les responsabilités haïtiennes dans cette catastrophe. À quoi est dû ce manque de hauteur dans nos attitudes ? Comment expliquer cette complète indifférence ? Serait-ce que les valeurs qui ont concouru à la désintégration d’Haïti en juillet 1915 prédominent encore ? Serait-ce que la relève des traineurs de sabre d’hier est assurée par l’individualisme forcené des bandi legal d’aujourd’hui ? Serait-ce qu’en 2015 les egos surdimensionnés des 55 candidats à la présidence officiellement admis bloquent toute remise en question du statu quo ? Serait-ce que nous refusons de nous regarder dans le miroir pour constater notre laideur et l’absence d’éthique maintenant Haïti dans les ténèbres ? L’état d’esprit expliquant l’exclusion perpétuelle de l’autre sous tous les prétextes, a investi les mœurs, à la fois des gens aisés et des démunis.

 

Les comportements totalement absurdes de la classe politique haïtienne expliquent l’occupation de 1915. En effet, de juillet 1911 à juillet 1915, Haïti a connu sept présidents en quatre ans : Antoine Simon, Cincinnatus Leconte, Tancrède Auguste, Michel Oreste, Oreste Zamor, Davilmar Théodore et Vilbrun Guillaume Sam. Cette séquence de présidents ridicules (bann machwè) aboutissant à l’occupation américaine s’inscrit dans une politique de corruption systématique, trois d’entre eux ayant été condamnés pour vol et escroquerie lors du Procès de la Consolidation en 1904. Depuis, des incompétents vaniteux et égocentriques tiennent le haut du pavé. Notre société décline tous les possibles du cynisme et de l’indécence jusqu’à épuisement du sens. On fait tout et le contraire de tout. Tout voum se do.

 

L’état d’esprit de notre classe politique, toutes tendances confondues, nos rapports avec ceux qui ont une vision différente de la nôtre, nous pousse à rechercher le pouvoir pour nous seuls, même pour le temps d’une « percée louverturienne » ou sous la protection des chars d’assaut de l’aigle américain. Notre folie du pouvoir passe avant tout. Ces mauvaises mœurs se retrouvent à tous les niveaux et sont réincarnées. Anténor Firmin avait signalé ce mal dont nous souffrons dans son ouvrage L’effort dans le mal publié en 1911. Il écrivait : «  Homme, je puis disparaître, sans voir poindre à l’horizon national l’aurore d’un jour meilleur. Cependant, même après ma mort, il faudra de deux choses l’une : ou Haïti passe sous une domination étrangère, ou elle adopte résolument les principes au nom desquels j’ai toujours lutté et combattu. Car, au XXe siècle, et dans l’hémisphère occidental, aucun peuple ne peut vivre indéfiniment sous la tyrannie, dans l’injustice, l’ignorance et la misère [1]. » Terrifiant constat, sombre portrait d’un monde où abondent la médiocrité et l’égoïsme.

 

La veulerie morale empêche une certaine élévation pourtant nécessaire à tout changement positif. Il est clair que l’absence d’indignation nationale devant le surenchérissement dans la vulgarité du président Tèt Kale sera la perception de notre époque un siècle plus tard. Nous vivons un temps d’absence d’idéaux et de valeurs transcendantales.

 

La volonté de soumission des élites haïtiennes aux Américains est annoncée dès le 16 février 1911 par Antoine Rigal qui déclare « Nous sommes fatigués de nous entretuer, d’incendier les villes, de payer des dommages aux résidents étrangers et de nous conduire de telle sorte que le monde nous traite de sauvages [2]. » Puis, une semaine plus tard, le 21 février 1911, Alain Clérié continue avec cette même représentation en écrivant au président américain Taft lui demandant avec convenance sa bienveillance afin « qu’elle daigne me faire l’honneur de m’inspirer quant aux moyens de provoquer l’influence ou le contrôle effectif sur Haïti du gouvernement des Etats-Unis [3]. » La visibilité du courant annexionniste se manifeste encore le 20 décembre 1911 avec les Syriens-Américains Gebara Fils et Co, A. Salami frères, Habib Alain frères, Jaar Gousse et CO. et J. J. Bigio qui réclament l’appui du gouvernement américain pour défendre leurs intérêts menacés [4].

 

Le comportement monstrueux des collabos ne s’arrête pas là. Une fois que les marines américains contrôlent le territoire, la laideur se passe des manières gracieuses. Par exemple, le conseiller d’État Alfred Auguste Nemours dira : « L’occupation est nécessaire et ne doit pas être levée. » Cette sauvage et archaïque naturalité dans l’abjection continuera avec le raffinement d’un Constantin Mayard qui déclare : « L’occupation s’étale dans toute sa beauté. » Il importe de s’arrêter aux collabos, détenteurs du secret de la décadence haïtienne. Ce sont leurs passions pour les postes de ministre, de directeur général et d’ambassadeur qui cassent toute dynamique de raison et de souveraineté pour Haïti. On les retrouve sous Dartiguenave et Borno, servant sans amour-propre les forces d’occupation.

 

La responsabilité haïtienne est d’abord celle de l’élite qui a laissé le peuple pourrir dans une misère matérielle et morale sans précédent. En faisant de la fonction publique l’unique source de richesse, elle a accéléré une course pour le pouvoir avec une armée ayant plus d’une centaine de généraux en 1915. La haine du peuple se manifeste dans le peu d’importance accordée à l’éducation, l’inexistence des voies de pénétration et la précarité des soins de santé. Dans tous ces domaines, l’occupation amorcera des changements. Surtout sur le plan sanitaire. En effet, à un moment où les valeurs capitalistes de l’argent sont encore bridées par la religion, un milliardaire de la trempe d’un Rockefeller devait s’agenouiller régulièrement devant son pasteur qui lui recommandait de demander pardon aux pauvres. C’est ainsi qu’il a créé la Fondation Rockefeller qui a délégué un médecin en Haïti « pour y étudier et traiter gratis une des maladies les plus connues parmi les noirs d’Haïti, les vers intestinaux [5]. » Les paysans qui n’ont pas péri sous les travaux forcés ou dans le camp d’extermination de Chabert ont ainsi bénéficié de soins médicaux jusque-là dispensés en région urbaine.

 

L’analyse des jeux de pouvoir au sein de la bourgeoisie fonctionariste haïtienne est importante pour comprendre l’énigme haïtienne. Nous avons vu que dès 1911, la corruption du sens s’est installée avec des représentants patentés de cette élite qui ont appelé à l’occupation. Pourtant, une fois les marines américains sur place, la collaboration de cette même élite est à géométrie variable. En effet, le premier bénéficiaire de l’occupation Sudre Dartiguenave qui devient président de la République, à la place de Rosalvo Bobo, n’est pas heureux devant le vide qu’il constate au moment de sa prise du pouvoir. Les occupants américains ont fait pression sur l’Assemblée nationale et les 116 votants ont donné 94 voix à Sudre Dartiguenave, 14 à Luxembourg Cauvin, 4 à Emmanuel Thézan, 3 à Rosalvo Bobo et un bulletin blanc. Devant la farce monumentale de sa victoire imposée par les forces d’occupation, Sudre Dartiguenave fond en larmes et Constantin Mayard, le maitre de cérémonies, (qui sera d’ailleurs son premier ministre de l’Intérieur), ne trouve pas de mots pour le consoler. En ce temps-là, même les collabos conservent encore un minimum de conscience. En accédant au pouvoir exécutif le 12 août 1915, l’ancien président du Parlement Sudre Dartiguenave constate que les baïonnettes des marines américains n’ont pas rétabli le sens perdu. (à suivre)

 

- Leslie Péan eset économiste, écrivain

 

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[1] Anténor Firmin, L’Effort dans le mal, (Porto Rico, 1911), Port-au-Prince, Éditions Panorama, 1962 p. 39.

 

[2] Voir Archives Nationales de Washington, 838.00/528, cité par Roger Gaillard dans « L’Impérialisme sait aussi attendre », Le Nouveau Monde, Port-au-Prince, 30 novembre 1977 et 1er décembre 1977. Voir aussi Roger Gaillard, La République Exterminatrice – Antoine Simon ou la Modification (décembre 1908-février 1911), t. 6, Imprimerie Le Natal, Port-au-Prince, 1998, p. 178-180.

 

[3] Ibid, Roger Gaillard in « L’Impérialisme sait aussi attendre », Le Nouveau Monde, Port-au-Prince, 30 novembre 1977 et 1er décembre 1977.

 

[4] Alain Turnier, La société des baïonnettes, Un regard nouveau, Port-au-Prince, Le Natal, 1985, p. 177.

 

[5] Louis Bonnaud, L’apostolat en Haïti : journal d’un Missionnaire, Morbihan, Imprimerie des Apprentis-Orphelins de Saint-Michel, 1938, p. 135.

 

Source: AlterPresse

 

http://www.alterpresse.org/spip.php?article18617#.VcO3LbV1yyc

https://www.alainet.org/fr/articulo/171591
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